« LA REPUBLIQUE EN OTAGE : LE BLUES DU GENREUX » est une tribune dédiée à « la mémoire des héros de l’Indépendance du Mali » par l’intellectuel Mohamed Salikéné Coulibaly à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de notre pays. Une brillante cogitation sur les tares qui ont été des entraves, des obstacles au développement du Mali depuis la rupture du 19 novembre 1968. A défaut de publier entièrement cette tribune qui nous aurait pris plusieurs pages de notre journal, nous présentons ici quelques lignes de « Blues du genreux » qu’il faut rapidement déraciner pour amorcer le changement escompté à tous les niveaux.
Depuis l’accident historique de Novembre 1968, où de jeunes officiers subalternes sans culture ont ravi le pouvoir, s’est peu à peu répandu un réflexe utilitaire du service de l’Etat, faisant toute sa place au système relationnel de la société malienne. Ainsi, vous pouviez vous retrouver à tous les postes désirés, si vous avez l’onction des jeunes putschistes d’alors, qui ne se privaient de rien pour affirmer leur statut de « nouveaux maîtres » du pays. Le mérite, le diplôme et le savoir n’assuraient plus la promotion de l’agent au service. L’ascenseur direct était le coup de piston de la junte et alliés. Il a bien profité aux relations intimes et à leurs recommandés.
Le pays n’a pu se sortir depuis de ce pervertissement, d’autant que des nuls étaient appelés et tolérés à de hauts postes de sinécure, où ils étaient mis pour jouir, et, ce faisant, devaient apprendre la mécanique routinière des choses qui les conforteraient. Il fallait juste maîtriser un langage, et non développer un savoir. Cela explique d’ailleurs le syndrome de l’ultracrépidarianisme dont nous souffrons de nos jours, à travers la manie de pouvoir s’exprimer en français et de faire injure à la technicité. Conséquence : les abrutis n’ont plus de complexe, ils ont vu des leurs pavoiser à la tête de l’Etat et dans les Institutions qu’ils pensaient réservés à une élite ; il doit donc y avoir de la place pour eux tous.
S’y sont mis aussi les associations d’anciens et amicales de frondeurs, d’ici et d’ailleurs, comme un faire-valoir républicain. « On s’est opposé, et on a même jeté des cailloux ». Sapeurs et sabreurs, chacun réclame des galons de soldat, en quête de la reconnaissance d’avoir été d’un épisode de lutte… glorieuse (!?).
Les anciens de l’UNEEM en ont fait un fonds de commerce avec ATT, qui en avait sur la conscience avec la mort d’Abdoul Karim Camara dit Cabral, secrétaire général de l’association lâchement assassiné dans des circonstances qu’il s’est abstenu jusqu’ici d’élucider, ne lâchant que quelques bribes. Ceux de l’AEEM aussi ont suivi cette « mendicité corporatiste » opportuniste, avec des déclarations tapageuses sur les antennes nationales pour marquer l’accès au perchoir des leurs.
Un Etat vidé de son essence et abandonné à des hyènes gloutonnes
L’Etat malien, vidé de son essence, a longtemps vaqué dans ce régime des hyènes gloutonnes, faisant leur festin sur sa carcasse. Ce qui a engendré la sclérose de son Administration et porté ses employés sur le gain immédiat, au lieu du résultat attendu de leur travail. Les enfants nés dans cette période d’inversion des valeurs, des années 1970 à l’an 2000, ont entre 20 et 50 ans en 2020.
Ce sont des plus ou moins jeunes, qui n’ont pas vu un Mali autre que celui des usurpateurs du pouvoir, des privilèges de famille, des passe-droits de fonction, des abus du bien public, du népotisme, du favoritisme, de la règle constante des relations pour gagner (concours, emplois, marchés, procès, visas, grades). Et, cette génération se trouve déjà aux affaires. Mieux, elle a vu, ces dernières années qu’il lui a été donné de connaître, des guignols de tout venant promus à de hauts postes de l’Etat, qui plus est, sans le bagage ni la référence, ou encore une moindre légitimité.
Tous ces parvenus, qui ont outrancièrement décrédibilisé le pouvoir politique, l’autorité de l’Etat, se prévalent de liens familiaux (filiation, alliance), d’affinités, de relations troubles, mêlés au clientélisme, à l’affairisme et à la corruption. Le résultat de cette gestion relationnelle sur les 23 ans de régime militaire et sur les trente années de l’expérience démocratique corrodée, chacun l’a vu : un Etat moribond, des pouvoirs décriés, le sentiment général d’injustice, l’absence d’autorité.
C’est dire qu’en vérité, cette génération venant maintenant aux affaires n’est pas aussi choquée par toutes ces pratiques qui, pour elle, ont toujours existé, pensant à tort que le monde, ou du moins le Mali, est ainsi fait. Le ressenti est tout autre chez les générations précédentes, qui ont vu le Mali des hommes droits, courageux, intègres, dignes, sacrifiant discrets au devoir, incapables de soustraire un franc des caisses de l’Etat et de la collectivité. Un autre monde. Les idéaux et les convictions avaient alors un tout autre sens. Des valeurs profondément incarnées par la personne du président Modibo Kéita.
Cette longue parenthèse était pour faire comprendre pourquoi à présent des personnes qui n’ont pas qualité à occuper un emploi, parce que ne répondant pas aux critères logiques et conditions nécessaires, osent candidater, sont nominés et même jouent des pieds et des mains pour se proposer à des dignités, toute chose impensable avant. Ce qui a permis ce genre de retournement, c’est l’Etat du mensonge (objet d’un précédent article) qui, par finir, a gangrené la société entière jusqu’à la métastase.
Une sentinelle pour freiner la descente aux enfers de la République
Je reprends cette plume de sentinelle, parce que se dessine sous nos yeux un spectacle des plus ahurissants. On a entendu, ici et là, un écho prolongé d’un pseudo-clivage entre « Vieux » et « Jeunes » au sein du M5-RFP. Des accusations gratuites fusent contre les acteurs du mouvement insurrectionnel de 1991, qui seraient encore là pour prétendument ravir la place aux jeunes. De l’avis de ces « perturbateurs », ce sont les jeunes qui ont mené leur lutte (?!), donc le fruit de la lutte leur revient de droit.
Et, ça leur monte à la tête. A croire que les leaders du mouvement qui ont pris l’initiative d’engager le combat, de les mobiliser, eux, les encadrer, animer les divers espaces, porter la parole à l’international, n’auraient aucun mérite. Allons (!). On a entendu aussi de la bouche de certains, chose tout aussi ridicule, qu’il faut un partage de pouvoir, de postes, entre Maliens de l’intérieur et Maliens de l’extérieur. Voilà le genre de bêtises et de sottises entendues ces derniers temps, depuis la chute du président IBK. Elles procèdent toutes de la même maladie : le genreux. De quoi s’agit-il ?
Le genreux parle de ces personnes qui aiment à soutenir à tout vent, envers et contre tous, les leurs : communautés, familles, amis, associés, partisans, alliés, collègues, autrement dit leurs semblables. L’attitude pourrait être louable, si elle se fait dans un souci de vérité, avec honnêteté, équité, raison, partant, si la cause défendue est juste. Mais, le plus souvent, il s’agit d’un réflexe inconditionnel de partialité filiale, identitaire, associative, corporatiste, confraternelle, communautaire… voire fortuite, occasionnelle.
Le danger du genreux, sorte de narcissisme de collectif, c’est que le vice se couvre, la faute passe, le tort se maquille, le débat emprunte la mauvaise foi, le regard se détourne de l’injustice, la raison étant mise de côté au seul but de soutenir et défendre coûte que coûte son camp, le genre, la sorte, l’espèce, le groupe, la famille, les protégés.
Un tel esprit est des plus malfaisants, car de là naissent, couvent et prospèrent toutes formes de ségrégation, de discrimination, d’exclusion, d’antipathie, de rejet subjectif des autres, sous différents prétextes et le poids d’autres complexes. Dans les organisations, ces comportements de mépris, d’aversion, de mesquinerie, se traduisent par le travail fractionnaire, ou le sectarisme ; dans les services, ils s’apparentent à un clanisme pervers dans des considérations de personne, de groupes d’amitié, d’appartenance, de profils, parfois d’origine ; dans la communauté ils prennent la forme d’un schisme, d’une dissidence, d’une fragmentation sociale ; dans la collectivité, cela évolue vers «l’autochtonisme», un «racisme» ; finissant, dans l’État, par un irrédentisme, une xénophobie, voire un séparatisme.
Le syndrome du genreux, on l’a vu, se manifeste chez les parvenus au sommet de l’Etat médiocratique par la constitution de cabinets, que ce soit à la présidence, à la primature ou dans les ministères, sur des bases subjectives de proximité tels que la communauté, le nom de famille, la région, la langue, ou toutes autres relations d’affinité que la compétence, le mérite, qui implique le crédit.
Ces grands crétins oublient que si chacun suivait une telle logique discriminatoire, qu’eux ils n’auraient jamais pu parvenir aux niveaux de consécration dont ils ont eu l’opportunité. Mais, quand on a soi-même un mérite quasi douteux, fait de coups de piston, de faveurs et de combines, on finit par se prendre pour ce qu’on n’est pas ; on ne se soucie guère que ce soit les meilleurs aux postes de responsabilité, mais des fidèles quasi nuls, de grandes gueules et des voyous capables de tous les coups bas, pour se protéger des dénonciations, tenter de discréditer et écraser ceux qui leur font ombrage, depuis toujours.
Dans notre commun intérêt moral, nous devons ensemble bannir le mensonge et ses avatars, la malhonnêteté, la cupidité, la méchanceté, l’égoïsme, la jalousie malsaine, l’ingratitude, la tricherie… Ces vices ouvrent la porte à la désinvolture des médiocrités et au pire ennemi de la vertu : le traître, le renégat. Il nous faut une nouvelle culture civique de la personne, du citoyen, de l’enfant à l’adulte, pétri autant de vérité, d’honnêteté et de droiture. Cette renaissance citoyenne par la Raison est incompatible avec le genreux, aux antipodes de nos valeurs sociétales.
Mohamed Salikéné Coulibaly
N.B : La titraille est de la rédaction