On dit que c’est une réforme historique. Annoncée depuis Abidjan par les présidents Français et Ivoirien, la création de l’éco dès 2020 en remplacement du sulfureux franc CFA semble constituer un nouveau moment fort de la coopération monétaire franco-africaine. Soixante-quatorze ans après sa création sous la période coloniale et 25 ans après la dernière grande réforme de son fonctionnement, le franc CFA n’a pas suffi à sortir du sous-développement les économies qui l’ont en partage. Malgré bien des évolutions, sa permanence dans les relations franco-africaines depuis la colonisation alimente des ressentiments et des soupçons à l’endroit de l’ancienne métropole, en Afrique comme en France.
Au-delà du changement de nom de la monnaie africaine, la réforme de la coopération monétaire franco-africaine portant création de l’éco est-elle à la veille de transformer les relations entre la France et ses anciennes colonies ? Les mesures portées par Emmanuel Macron et Alassane Ouattara sont-elles de nature à accroître l’autonomie des États-membres de la future union monétaire ?
Pourquoi les décisions avancées par les présidents Macron et Ouattara ne permettront pas l’autonomie de la politique monétaire de la future zone éco.
D’abord, le rapatriement dans la Banque Centrale d’Afrique de l’Ouest des devises centralisées à Paris ne signifie pas qu’avec la création de l’éco, les autorités africaines vont pouvoir déterminer librement le taux de change de leur nouvelle monnaie. En réalité les États-membres de la future union monétaire seront encore très loin d’avoir parachevé leur autonomie financière.
En effet, le recouvrement de leurs devises placées en garantie à Paris (environ 5 milliards d’euros) ne correspond pas à une valeur telle qu’ils disposeront d’une capacité financière suffisante pour protéger leur nouvelle monnaie des variations fortes issues des diverses pressions que leurs économies traversent déjà, c’est-à-dire les conséquences du réchauffement climatique, l’appréciation ou la dépréciation du dollar, les crises politiques et militaires, la crise de la demande ou de l’offre. Ce sont d’ailleurs ces éléments qui rendent vulnérable et aléatoire la valeur des autres devises du continent africain, qui ne bénéficient pas d’un cours fixe accroché à celui d’une grande monnaie internationale.
Ensuite parce que le Conseil des Gouverneurs de la Banque centrale peut choisir de maintenir, en période de croissance forte, une politique monétaire restrictive et donc de ne pas utiliser cette nouvelle manne comme un moyen de relance mais plutôt comme une manière de maîtriser l’inflation. On observait déjà cette tendance à la thésaurisation en 2014, lorsque le niveau des réserves légales détenues par la BCEAO était de 30% supérieur à celui exigé par les traités. Il y a donc fort à parier que cet afflux (limité) de devises dans les comptes d’opérations de la Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest n’aura pas un effet substantiel sur le financement des économies de la zone éco. De ce point de vue, le problème en Afrique subsaharienne ne se situe d’ailleurs pas tant du côté de la monnaie ou des réserves disponibles que du côté de la solvabilité des demandeurs de prêts et du manque de confiance des institutions financières à leur égard, ce que la réforme éco ne réglera pas.
Au même titre que la centralisation d’une partie des réserves en devises des États de la zone franc dans les livres de comptes du trésor français, la présence de représentants français dans les conseils d’administrations de la monnaie africaine constitue une contrepartie à la garantie de convertibilité du franc CFA en euros par la France dans le système actuel. Cette participation, sans pouvoir de veto pour les représentants français depuis la réforme de 2010, pouvait être perçue comme un héritage colonial, mais aussi comme un gage de crédibilité et de transparence. La réforme de l’éco entend les supprimer définitivement plutôt que d’accroître la présence d’experts internationaux (et pas seulement Français) dans les institutions monétaires africaines ainsi que le proposait récemment le président Béninois Patrice Talon.
Pourquoi la création de l’éco ne constitue pas le meilleur chemin pour faire progresser l’autonomie financière et l’autonomie politique des États d’Afrique de l’Ouest.
Le système de l’éco va donc accorder une autonomie factice à la nouvelle monnaie africaine puisque, malgré la disparition du compte d’opérations, la stabilité de l’éco sera encore assurée par l’extérieur. Cependant, cette fois, la garantie française sera accordée sans contreparties du côté africain. Le nouveau système monétaire ne permettra donc pas de régler l’un des plus grands défauts du système précédent, soit la « servitude volontaire » (NUBUKPO) ou « l’état d’esprit de facilité et d’irresponsabilité » (DIARRA) de certains décideurs de la zone franc, qui se reposent sur l’assurance de convertibilité illimitée de leur monnaie pour ne pas chercher à équilibrer leurs balances extérieures ou conduire les réformes nécessaires au parachèvement de leur intégration économique régionale.
Or, pour que la future monnaie commune « éco » soit réellement un instrument au service des économies africaines, il faut que la future union monétaire corresponde à un marché commun ouest-africain. C’était le projet de l’UEMOA, fondée en 1994 entre les huit pays d’Afrique de l’Ouest concernés aujourd’hui par l’éco, sur le constat qu’il fallait doubler l’union monétaire ouest-africaine d’une union économique qui permette la création d’un marché commun unifié dans lequel la monnaie pourrait agir comme moteur. Mais force est de constater que depuis vingt-cinq ans, la construction de l’UEMOA a montré ses limites et l’intégration régionale s’est essoufflée considérablement pendant la dernière décennie : son budget communautaire et ses politiques régionales sont en baisse, sa TVA régionale est un échec, son union douanière a été remplacée par celle de la CEDEAO, ses échanges intra-communautaires stagnent en volume et en valeur. Dans ce contexte, la perspective d’un élargissement de la zone monétaire actuelle à d’autres États-membres, présentée comme une condition de la création de l’éco, risque de compromettre sérieusement un processus d’intégration déjà à la peine à huit États.
Une réforme précipitée, qui supprime les symboles de la contestation du système actuel mais en amplifie les défauts ;
La garantie française peut constituer un avantage comparatif si elle permet aux États qui en bénéficient de l’utiliser comme une assurance de stabilité monétaire et de sécurité économique le temps de construire leur propre autonomie financière, jusqu’à pouvoir enfin s’en passer. Ce n’est pas la direction que prend la coopération franco-africaine avec la création de l’éco, qui plutôt que de renforcer leur unité, va accélérer le morcellement économique des États d’Afrique de l’Ouest, tout en développant leur dépendance financière envers la France, qui se trouvera plus que jamais garante de leurs déficits et soupçonnée de contribuer à nouveau à l’affaiblissement d’une partie de l’Afrique.
Les présidents Français et Ivoirien pensent peut-être tenir, avec la réforme de l’éco, une victoire politique à même de servir leurs intérêts respectifs. D’un côté, cette annonce pourrait constituer un argument électoral massif pour le président Ouattara à dix mois des élections présidentielles ivoiriennes. De l’autre, le président Macron veut sans doute réussir la double prouesse de faire tomber un symbole anti-Français sans rompre la coopération monétaire franco-africaine. Il semble pourtant que la création de l’éco ne soit pas la meilleure réponse possible et constitue même un compromis pire que le précédent : la disparition des symboles gênants liés au franc CFA ne suffira pas à combler les graves défauts de la nouvelle coopération monétaire. La victoire sera de courte durée.
Loup Viallet est spécialiste de l’économie politique de l’Afrique contemporaine. Rédacteur du blog « Questions africaines » : https://questionsafricaines.wordpress.com ,
il contribue régulièrement dans Les Echos, Mondafrique, Les Yeux du Monde, Conflits.
Ses analyses ont donné lieu à des conférences en France (à l’ESSEC) et en Côte d’Ivoire (à l’École Supérieure de Commerce et des Affaires de Côte d’Ivoire ainsi qu’à l’Institut de Formation Sainte-Marie d’Abidjan).
Le 29 Février 2020, par Loup Viallet