Les mercenaires russes, engagés depuis 2018 en Libye, y ont combattu des rebelles syriens, enrôlés par la Turquie, tandis que Moscou transfère en Libye des mercenaires pro-Assad.
Moammar Kadhafi avait massivement recruté en Libye des mercenaires étrangers, notamment touaregs, au sein de sa « Légion islamique ». Une partie d’entre eux, de retour au Mali après la chute du despote libyen, en 2011, contribuèrent à fonder le groupe jihadiste Ansar Eddine, toujours un des plus dangereux de la zone. Khalifa Haftar, l’ancien général de Kadhafi qui tente depuis 2014 d’imposer son autorité sans partage sur l’ensemble de la Libye, a recruté des milliers de mercenaires au Soudan et au Tchad. Ils ont été enrôlés en supplétifs de « l’Armée nationale libyenne » (ANL), ainsi qu’est habilement dénommée la milice du désormais maréchal Haftar. Mais c’est l’intervention des mercenaires russes, en octobre 2018, dans le camp Haftar qui fait entrer la crise libyenne dans une nouvelle ère de guerre par procuration.
ENGAGEMENT ET REPLI DU GROUPE WAGNER
Le Kremlin a en effet testé avec succès en Syrie une forme d’engagement où le combat au sol n’est pas mené par des combattants réguliers, mais par des mercenaires de sociétés privées, souvent eux-mêmes vétérans de l’armée russe. Cette configuration permet de nier tout engagement officiel dans le conflit, ainsi que d’en « privatiser » les pertes. Le groupe Wagner, dirigé par un ancien officier du renseignement militaire, déjà très impliqué en Syrie, a ainsi été mobilisé au profit de l’ANL, alors que la Russie est censée reconnaître la seule autorité du Gouvernement d’Accord National (GAN) de Tripoli. Haftar balaie en avril 2019 un projet de réconciliation nationale, sous l’égide de l’ONU, pour lancer une offensive qu’il croit éclair contre Tripoli. Il a le soutien des Emirats, de l’Egypte et de l’Arabie saoudite, mais ce sont les mercenaires russes qui font la différence dans les combats acharnés autour de la capitale.
L’ONU a récemment estimé à un millier le nombre de mercenaires du groupe Wagner engagés en Libye, avec une liste détaillée de 122 d’entre eux. Ils sont parfois chargés d’opérer les batteries antiaériennes Pantsir, un matériel russe livré par les Emirats arabes unis. Cette escalade dans l’internationalisation aboutit à jeter le GAN dans les bras de la Turquie, dont l’intervention directe, à partir de janvier dernier, fait basculer le rapport de forces. La reconquête par les forces loyalistes, le 18 mai, de la base aérienne d’Al-Watya, tenue par Haftar dans l’Ouest libyen depuis 2014, est suivie, cinq jours plus tard, par le repli en convoi des mercenaires russes engagés autour de Tripoli. Depuis l’oasis de Beni Oualid, ils sont transportés par rotations aériennes vers la base d’Al-Jufra, à 650 kilomètres au sud-est de Tripoli. C’est sur cette même base que la Russie vient de déployer 8 chasseurs Mig29 et Su24, sans doute pour dissuader le GAN de pousser trop loin son avantage. La mort d’une trentaine de mercenaires russes dans les récents combats aurait précipité leur désengagement.
LES SUPPLETIFS SYRIENS DE LA TURQUIE
La Turquie a, tout comme la Russie, transféré en Libye un mode d’engagement qui a, selon elle, fait ses preuves en Syrie. Les supplétifs arabes et turkmènes qui avaient accompagné l’offensive turque d’octobre 2019 contre les milices kurdes (et s’étaient rendus coupables à cette occasion de graves crimes de guerre) ont été recrutés par milliers pour épauler, cette fois, les opérations turques en Libye. Ils sont estimés aujourd’hui à 7000 et proviennent de différentes milices syriennes pro-turques, dont la Division Sultan Mourad, largement turkmène, le Front du Levant et la Brigade Suleiman Shah, tous deux arabes. Différents témoignages concordent sur leur engagement sur la base d’un contrat renouvelable de 2000 à 3000 dollars par mois. L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) affirme que 3000 autres recrues syriennes sont en train d’être formées en Turquie. Il vient d’évaluer à 339 le nombre de tels mercenaires d’ores et déjà morts en Libye, soit un taux de pertes très élevé. La nationalité libyenne aurait été offerte à certains de ces mercenaires syriens. Quant aux familles des combattants tués, elles ont bon espoir d’obtenir en compensation la nationalité turque.
L’ONG Syrians for Truth and Justice (STJ) accuse les milices syriennes engagées en Libye d’avoir enrôlé des mineurs, sur la base de documents d’identité falsifiés. 20 combattants de moins de 18 ans auraient déjà été tués dans leurs rangs. Mais cette exportation en Libye des aspects les plus sombres du conflit syrien ne se limite plus au camp du GAN. Haftar a en effet noué une alliance officielle avec le régime Assad, qui lui a permis de rouvrir, en mars dernier, l’ambassade libyenne à Damas, fermée depuis 2012. Ce pacte s’est accompagné du recrutement pour la Libye de mercenaires venus des milices pro-Assad, sous l’égide des renseignements syriens et des militaires russes. Les contrats sont signés sur la base d’un millier de dollars par mois, doublés de différents avantages auprès des troupes russes au retour en Syrie. De nombreux Syriens ont ainsi été signalés aux côtés des mercenaires russes récemment repliés de Tripoli vers Al-Jufra. Et l’OSDH vient d’annoncer les premiers morts au combat de ces partisans d’Assad engagés en Libye. Leur effectif total, bien inférieur à celui des miliciens enrôlés par la Turquie, aurait déjà dépassé le millier.
Cet engagement dans les camps adverses en Libye de mercenaires syriens de camps eux-mêmes opposés n’en représente pas moins une sinistre illustration de la « syrianisation » de la crise libyenne. La Turquie d’Erdogan, en exaltant son passé ottoman, et la Russie de Poutine, en affirmant son ambition méditerranéenne, ont construit en miroir la justification de leur intervention en Syrie et en Libye. Elles ont toutes deux oeuvré à en exclure la France et l’Europe, un processus parachevé en Syrie, et bien entamé en Libye. C’est cela aussi que révèle cette « sale guerre » des mercenaires en Libye.
Le monde