«Une journée sans rire est une journée de perdue », aime répéter Tidjane Thiam, ponctuant sa phrase d’un léger rictus. Pendant quatre années et demie à la tête de Credit Suisse, l’as franco-ivoirien de la finance s’est forgé l’image d’un banquier « drôle », à l’humour rafraîchissant plutôt que ravageur. « Ce qui est rare sur la Paradeplatz », apprécie un fin connaisseur de la finance zurichoise.
Depuis sa démission, le 7 février, les occasions de se réjouir sont pourtant rares. « Il est abasourdi par ce qui est arrivé », confirmait ces derniers jours l’un de ses proches. Sans doute profite-t-il de son séjour aux États-Unis pour digérer une mise à l’écart due moins à ses performances managériales qu’aux problèmes de gouvernance de la deuxième banque helvétique.
En janvier, le dirigeant de 58 ans n’avait toujours pas mesuré la gravité de la situation, assurant vouloir finir son mandat, en 2021. « Lui qui a la réputation de tout comprendre très vite n’a cette fois rien vu venir », résume un journaliste de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), le quotidien financier zurichois qui a largement documenté les douze mois de cette chronique d’une fin annoncée.
À sa décharge, Tidjane Thiam pouvait légitimement penser que la remise à flot d’un CS à la dérive à son arrivée, en 2015, et le soutien des actionnaires anglo-saxons (45 % du capital) le préserveraient des retombées des affaires d’espionnage interne révélées depuis septembre 2019 et dont il assure ne rien savoir.
Ce n’est peut-être qu’au soir du 6 février que le natif d’Abidjan a compris à quel point il était devenu indésirable. Son sort est scellé à 4 heures du matin, entre deux parts de pizza froides, après vingt heures de réunion. Le conseil d’administration et son président, Urs Rohner, réclament sa démission. Tidjane Thiam y consent à condition de pouvoir présenter les résultats annuels de la banque, six jours plus tard, la veille de son départ.
Au matin, il surprend son monde en franchissant le seuil du 8, Paradeplatz plutôt que d’emprunter, comme à son habitude, le chemin réservé aux « executive » depuis le parking. Il prend le temps de saluer les réceptionnistes avant de rejoindre le deuxième étage de l’immeuble néoclassique du XIXe siècle, en grès rose. Une fois dans son spacieux bureau et sa vue imprenable sur la place, il repositionne les photos de ses enfants, laissant la porte largement ouverte, « comme pour dire qu’il n’avait rien à cacher », présume un témoin de la scène. D’un simple communiqué, la banque confirme sa démission dans la matinée.
Treize trimestres consécutifs de croissance
Ce 13 février, au moment de présenter ses derniers résultats, Thiam, impeccable dans un costume sombre, est certain que les chiffres lui assureront la reconnaissance de ses pairs et celle des actionnaires en même temps qu’ils valideront sa stratégie.
Avec un bénéfice avant impôt de 4,7 milliards de francs suisses (4,4 milliards d’euros), la banque affiche pour 2019 les meilleurs résultats de la décennie, enregistrant son treizième trimestre consécutif de croissance. Il part avec les honneurs et « la conscience tranquille », après avoir « remis Credit Suisse à l’endroit », assure-t-il devant la presse spécialisée.
Le lendemain, avant de prendre congé, il traverse pour la dernière fois le vaste hall du Lichthof, honore les petites festivités organisées par le comité exécutif, sourit aux louanges dont le couvrent ses anciens collègues, et souhaite bonne chance à son successeur, Thomas Gottstein, pur produit de Credit Suisse, qu’il salue comme un « ami », bien que ce dernier ne « supporte pas comme [lui] le club d’Arsenal ». Le titre de Credit Suisse perd 4 % dans la journée.
Le jour de son arrivée, le 1er juillet 2015, l’action de Credit Suisse avait augmenté de 8 %, pendant qu’à Londres celle de Prudential chutait de 3 %. Après six années à la tête du vénérable assureur britannique, Tidjane Thiam quittait l’assurance pour la banque, en même temps que la City, qui l’avait fait roi. Annoncée le 11 mars, son arrivée à CS (il était également pressenti à Standard Chartered) avait suscité surprise et attente à Zurich.
À bientôt 53 ans, il débarque alors en Suisse après avoir doublé la valeur du titre de Prudential. Et si certains ont encore des réserves sur ses compétences bancaires, Urs Rohner rappelle aux actionnaires de Credit Suisse que Thiam a « mené Prudential sur la voie du succès dans une conjoncture très difficile ». Sous l’Américain Brady Dougan, vétéran de Wall Street, la banque zurichoise avait accumulé les pertes (3 milliards de francs suisses en 2015).
Tidjane Thiam remet de l’ordre dans les comptes, règle l’amende due au fisc américain de 5,3 milliards de dollars, et solde le scandale du prêt controversé de 1 milliard de dollars accordé au Mozambique. Il débarrasse Credit Suisse de 58 000 comptes suspectés de fraude fiscale et de 75 milliards de dollars d’actifs toxiques. Pour faire décoller un titre qui atteint, au début de 2016, son point le plus bas depuis 1989, Thiam redevient le consultant de McKinsey qu’il a été dans les années 1990 et enclenche une restructuration en profondeur qui s’étendra sur trois ans.
Dix mille postes supprimés
Bien décidé à réduire les coûts, il entend réorienter le business en coupant dans la banque d’affaires pour mieux développer la gestion de fortune. Plus de 10 000 postes sont supprimés, essentiellement à Londres et à New York. Dans le même temps, comme avec Prudential, il se lance à la conquête de l’Asie, qui représente un tiers des activités de l’assureur britannique, contre moins de 10 % avant qu’il en prenne les commandes. Mais les temps ont changé, et Thiam ne trouve pas en Asie les capitaux dont il a besoin pour réformer la banque.
« Des tensions sont alors vite apparues au sein du board qui ont poussé Tidjane Thiam à revoir sa stratégie », commente Loïc Bhend, analyste à la banque privée Bordier. Pour augmenter les fonds propres de la banque, il annonce la cotation prochaine de la très rémunératrice branche suisse.
L’opération prévue pour avril 2017 est annulée, mais son plan redonne suffisamment confiance au marché pour qu’il lui accorde les 4 milliards de dollars d’augmentation de capital qu’il comptait aller chercher en Bourse. En tout, CS a réussi à lever 10 milliards de francs suisses de capitaux supplémentaires depuis 2015, pour se trouver exactement là où Tidjane Thiam voulait qu’il soit. Les risques liés au trading ont été réduits au profit de la gestion de fortune des ultra high-net-worth suisses ou asiatiques, dont l’établissement tire aujourd’hui 90 % de ses profits.
Pour Loïc Bhend, le dirigeant franco-ivoirien a « fait le job, en stabilisant la banque et en rassurant les actionnaires », s’appuyant sur des hommes de confiance en interne ; Thomas Gottstein, qui gérait la branche suisse, David Mathers, le directeur financier, mais également des fidèles, ramenés depuis Londres, comme son ex-bras droit Pierre-Olivier Bouée, éclaboussé cependant par le scandale qui a eu raison de Tidjane Thiam.
Enfin, il prend sous son aile un prodige de la finance, Iqbal Khan, suisse d’origine pakistanaise, ancien associé de EY, recruté deux ans plus tôt comme auditeur et qu’il bombarde, à la fin de 2015, à la tête de la nouvelle division internationale chargée de la gestion de fortune, pierre angulaire de son projet de transformation de la banque.
Des tréfonds du lac de Zurich, remonte la boue nauséabonde
Quand le directeur général clôture officiellement son plan de relance, en décembre 2018, CS présente ses premiers bénéfices nets depuis trois ans. L’action ne décolle certes toujours pas et a perdu près de la moitié de sa valeur dans le même temps, mais cela n’empêche pas Tidjane Thiam d’être adoubé par le magazine Euromoney, qui l’élit en 2018 « banquier de l’année ». En janvier 2019, un mois avant de réceptionner ce prix à Londres, Tidjane Thiam organise, dans sa superbe villa du quartier de Herrliberg, une réception entre amis, collègues et voisins.
Parmi eux : Iqbal Khan, devenu, au fil des derniers mois et en vertu de ses résultats, le dauphin potentiel du directeur général et qui a récemment emménagé dans le quartier. Au cours de cette soirée, une simple querelle de voisinage se transforme en altercation musclée entre les deux hommes. Le divorce est vite consommé et, le 1er juillet, Iqbal Khan démissionne pour rejoindre – en octobre – la grande rivale UBS afin de coprésider son fonds de gestion de fortune aux 2 600 milliards de dollars d’actifs. Un transfert sans précédent dans l’histoire de la place financière.
Il en va de même pour la suite des événements, avec une filature ordonnée par Pierre-Olivier Bouée, numéro deux de Credit Suisse, qui mène à une folle course-poursuite, dans les rues de Zurich, entre Iqbal Khan et des agents d’une entreprise de sécurité. Une enquête menée par le cabinet Homburger, mandaté par la banque, dédouane tous les autres dirigeants, à commencer par Tidjane Thiam. Ce dernier confirmera, un mois plus tard, qu’il n’était « pas au courant de cette surveillance, qui reste un cas isolé », avant de prendre ses distances avec son ancien adjoint.
D’ACCORD POUR QU’IL IGNORE L’EXISTENCE D’UNE FILATURE, MAIS DE QUATRE… SOIT IL EST AU COURANT, ET C’EST UN SCANDALE, SOIT IL NE L’EST PAS, ET C’EST UN PROBLÈME DE GOUVERNANCE
Jeune Afrique