Comment le Mali, une terre riche des valeurs millénaires et des ressources au potentiel inestimable, a-t-il définitivement basculé si près du chaos et de l’anarchie ?
Une question que nous ne cesserons jamais de nous poser et à laquelle Cheick Oumar Sissoko tente de répondre dans un essai intitulé : « Lettre ouverte au peuple malien ». Un essai politique très engagé que l’homme de culture et le démocrate a publié le 21 décembre 2019 (date de son anniversaire et celle aussi d’un certain Thomas Isidore Sankara). Cinéaste engagé et membre du Mouvement démocratique de 1991, Cheick Oumar Sissoko est un progressiste et militant anti-impérialiste, ancien ministre de la Culture du Mali. Il est aujourd’hui le Secrétaire Général de la Fédération Panafricaine des Cinéastes (FEPACI). « Lettre ouverte au peuple malien » préfacée par le Rossignol du Mandé, Salif Kéita, avec une postface du célèbre Jean Ziegler. Nous avons feuilleté pour vous cette lettre qui a pris toute son importance dans le contexte sociopolitique actuel du pays durant lequel la pertinence des choix va déterminer son destin sur le long terme.
« Comment nous en sommes arrivés là ?», s’interroge Cheick Oumar Sissoko, cinéaste et acteur du Mouvement démocratique malien. Cette question est la trame de la « Lettre ouverte au peuple malien » publiée le 21 décembre 2019 et qui a repris toute sa place dans l’actualité du moment. Oui, comment nous, « peuples du Sahel à l’histoire pétrie des valeurs de solidarité, d’amour, de tolérance et de respect de notre riche diversité culturelle » nous sommes laissés submergés par les événements au point de compromettre notre propre existence ? C’est une question qui doit légitimement nous tarauder tellement l’esprit au point de ne plus pouvoir «dormir» «En fait nous sommes désemparés de ne pas pouvoir imaginer des solutions de sortie de crise. Terrible situation», constate Cheick Oumar Sissoko dans cet essai.
Comment sommes-nous arrivés à privilégier nos égos aux dépens des intérêts, de l’existence même de ce pays que «nous aimions tant et nous en étions si fiers ?», s’interroge le réalisateur de «Guimba, Le Tyran», «La Genèse», «Rapt à Bamako»…
Nous avons délaissé ou trahi tout ce qui «nous protégeait, nous préparait à la vie». A commencer par cette éducation qui était de «qualité à la maison, à l’école et dans la société». Des «souvenirs m’ont attristé ce 22 septembre, le jour anniversaire de notre sortie de l’obscurité, le jour de la liberté. Mais que nous arrive-t-il ?», s’interroge t-il.
«La terre du Mali est souillée du sang et des pleurs de nos enfants, de leurs mères, de leurs pères humiliés, battus, affamés, tués sauvagement». Rappelle Cheick Oumar qui était membre du Comité stratégique du M5-RFP. Depuis 2012 (pour ne pas dire 1990 et 2006) dans les régions de Gao, Tombouctou et Kidal, Iyad Ag Ghali, «les terroristes et l’indécrottable minorité de touaregs rebelles sont ensemble dans un jeu politique et militaire évident contre le Mali. Ils ont le soutien de la France présente déjà dans la première rébellion de 1963. Les dirigeants et les bailleurs de fonds de cette entreprise criminelle sont connus. Ils se tiennent jusqu’au sein de nos institutions à visage découvert. Ils sont ministres, députés, haut-fonctionnaires civils et militaires», a dénoncé l’auteur de la «Lettre ouverte…».
Le drame, rappelle-t-il, c’est que «on se tait. On regarde et on laisse faire. On sait que ce sont l’État, les partis politiques et la société civile». Ainsi, «seul le peuple de Gao, toujours dans la révolte pour la dignité et la souveraineté du Mali, est resté debout sur les remparts de la Résistance, vaille que vaille», a salué l’ancien ministre de la Culture.
Les valeurs de l’islam bafouées par des chefs religieux
Que faire maintenant ? «Les yeux dans les yeux, disons-nous la vérité et prenons nos responsabilités», répond Cheick Oumar Sissoko. Et cela d’autant plus que, rappelle-t-il, «aucun dirigeant, homme ou femme, si prestigieux et si grand soit-il, ne peut venir à bout de la situation de crise, de guerre, de haine, de convoitises, de mal gouvernance, de domination que connaît le Mali tant que nous n’exorciserons pas le démon qui habite chacun de nous, qui habite notre peuple, notre terre. Qu’on en juge».
La prise de conscience, l’éveil citoyen est avant tout un préalable dans un environnement où «les adultes sont devenus inconscients, cupides, lâches, apatrides. Les jeunes n’ont plus de repères par la faute des adultes». Sans compter que «des musulmans et des chefs religieux ont tourné le dos aux valeurs positives et sacrées de l’Islam : la tolérance, l’honnêteté, la droiture, la solidarité. Et, par conséquent, ils se sont délibérément mis en dehors du principe absolu de soumission à Dieu», décrit celui qui a été l’un des fondateurs et président du parti Solidarité africaine pour la démocratie et l’indépendance (SADI).
Et d’enfoncer le clou en tirant sur cette «classe politique sans âme» et beaucoup plus préoccupée à «défendre les intérêts des chefs de partis dont certains ont les yeux rivés sur la France faiseuse de Roi». Le mouvement démocratique dont il a été l’un des acteurs engagés dans les années 90 n’échappe pas à cette analyse sans complaisance des plaies de notre pays. Le mouvement dit «démocratique» continue ainsi de «s’agiter, croyant encore en un rôle historique qu’il a vite fait d’enterrer dès 1992 avec l’ADEMA, en continuant la politique pro-française de Moussa Traoré, en plus des PAS (Programmes d’ajustement structurel) qui ont enlevé au Mali la maîtrise de ses politiques économique, sociale, culturelle et militaire».
Pire, déplore le leader politique, «l’armée a été sevrée de moyens». Résultat, «camarades, nous n’avons pas été à la hauteur, loin s’en faut. Nous avons développé la corruption et privilégié nos intérêts au détriment des intérêts du peuple», prononce comme sentence l’ancien ministre.
L’Afrique, un coffre-fort que la France veut jalousement garder comme une propriété de fait
Et comme on pouvait s’y attendre, l’auteur n’est pas tendre avec l’ancienne puissance coloniale qui a viré dans le néocolonialisme. «La France est plus que jamais présente, dominatrice, arrogante, sous le regard bienveillant des Nations unies, comme lors de la crise récente en Côte d’Ivoire», dénonce-il. Et il trouve que l’Hexagone n’a pas le choix d’agir autrement car acculé par plus de 2.300 milliards d’euros de dettes du Capital Financier. En conséquence, ce sont les banques et les multinationales qui lui imposent «leur politique de surprofits» étouffant du coup l’État français et appauvrissant les Français. «En lieu et place de François Hollande et Manuel Valls, dégagés pour incapacité notoire, Emmanuel Macron est leur machin pour prendre en charge cette politique au mieux de leurs intérêts», défend l’éminent réalisateur dans ce brillant essai.
Ce qui fait que, dans la crise qui frappe le Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger et le Tchad) et qui menace des pays côtiers comme la Côte d’Ivoire, «les enjeux économiques et géostratégiques français sont déterminants». Et surtout que, rappelle M. Sissoko, en plus des «certitudes déjà établies sur l’existence et l’immensité des richesses du sous-sol sahélien et saharien» (dont certaines sont connues depuis la période coloniale), les nouvelles technologies révèlent que «tout notre territoire national possède un sous-sol aux potentialités minières, hydrauliques énormes, fabuleuses que la France convoite et qu’elle ne veut pas céder aux autres pays très présents au Mali». Il cite notamment la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, la Turquie et l’Afrique du Sud… qui sont aussi des «pays émergents aux dents tout aussi longues pour dépecer nos Etats».
«Ne céder ni les terres, ni les marchés, ni les produits du sous-sol, ni l’immense étendue d’eau douce sous le Sahara et encore moins la base stratégique de Tessalit qui permet de contrôler les routes maritimes des mers et océans autour de l’Afrique, plus d’autres régions riches de ce continent comme l’Afrique centrale ! Voilà les objectifs de la France néocoloniale et du capital financier international en perte de vitesse», rappelle l’auteur.
Au 21e siècle, le déclin des anciens empires coloniaux a aussi ses exigences : maintenir en Afrique, devenue le coffre-fort du monde de par ses potentialités, leurs «Propriétés de fait», et dessiner une nouvelle géopolitique. Et, cette fois, le prétexte est «humanitaire» même s’il est en train de conduire, comme la mission de la colonisation, dans «le feu et le sang leur politique de recolonisation qui passe par la stratégie du chaos mise en place depuis la fin du 20e siècle».
Pour Cheick Oumar, «l’Accord d’Alger qu’ils (les Français) ont concocté avec la communauté internationale et l’Algérie est la chape de plomb, l’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, à une seule fin, selon leurs vœux : mettre notre souveraineté et notre unité nationales à mal ; détruire, par des conflits fratricides, le bel équilibre de notre riche diversité culturelle et nous mettre à genoux pour mieux nous asservir et exploiter, comme dans le Pacte colonial, nos richesses. Ce qu’ils semblent avoir déjà commencé dans la région de Kidal».
Dans ce funeste dessein, ils ont fait un pacte démoniaque avec une minorité de traîtres Ifoghas liés à la France depuis l’assassinat en 1916 de Firhoun, le chef des Touaregs restés dignes et fiers dans son refus de se soumettre à la domination de la France qui, par ailleurs, «n’a absolument rien fait ni rien laissé en matière de développement dans cette partie de notre pays».
Rendre aux Maliens la maîtrise de leur destin
Si le diagnostic ne surprend pas par la nature des maux révélés, les remèdes sont atypiques. «Comment rendre à notre terre souillée sa pureté ?», s’interroge Cheick Oumar Sissoko ? Et de citer le professeur Many Camara, pour qui «il nous faut rendre à notre peuple la maîtrise de son destin en sacralisant 4 principes non négociables». Cette éminence grise conseille que notre peuple puisse, en toutes circonstances, décider souverainement de la conduite des affaires nationales ; que les intérêts matériels et moraux du Mali et des Maliens soient le référentiel primordial et absolu de nos dirigeants ; que notre pays est et restera un et indivisible ; et enfin que chaque Malien puisse avoir une place reconnue dans son pays et y avoir la possibilité de manger à sa faim, de se loger, d’être soigné, éduqué, d’y travailler, d’y entreprendre et d’y accomplir ses projets… Bref, de s’y épanouir afin d’y avoir une fin de vie digne et honorable.
Pour traduire ces principes sacrés dans la réalité, cela exigera des engagements collectifs, des pactes nationaux négociés et acceptés par tous. Il ne s’agit par exemple que de pactes de solidarité horizontale et verticale / intergénérationnelle ; de développement des forces du travail, de la création et de l’innovation ; de respect scrupuleux et de sauvegarde des biens publics ; de fidélité au Mali et à l’Afrique. «Si ce n’est pas l’une des conclusions du dialogue national inclusif, c’est tout au moins une vision et une esquisse de programme à prendre en compte», pense M. Sissoko. D’ajouter qu’en tous les cas et «au regard de la situation dépeinte et fondée sur une enquête et des faits facilement vérifiables, il apparaît clairement que la guerre qui ravage notre pays nous est imposée».
«Nos responsabilités sont grandes. Il nous faut reconnaître nos déviations, nos erreurs et autres trahisons qui ont plongé notre pays et le Sahel dans la merde totale. Et ce n’est pas fini», conseille-t-il. Cela est d’autant souhaitable qu’avec «le déclin de l’État islamique au Moyen-Orient, le risque est grand de voir l’État islamique pour le grand Sahara (EIGS) se renforcer et faire de notre région le sanctuaire de tous les terroristes de la terre. Il faut s’y préparer avec des armées modernes, équipées, structurées. C’est le rôle de notre état aujourd’hui faible». Et, en la matière, «nous avons beau dénoncer la France, nous ne pouvons pas oublier de balayer devant notre porte. Et il faut arrêter de faire la politique de l’autruche. La Patrie est en danger ! Il faut la sauver. Non pas dans 15 ou 30 ans. Il faut la sauver maintenant. Et c’est tous ensemble, que nous arriverons à le faire avec détermination, amour et courage». De notre attitude, dépend en partie l’héritage que nous allons laisser à nos enfants.
Si la «prétention» de Cheick Oumar Sissoko, par cet essai politique, était de proposer à ses compatriotes «une lecture analytique de notre situation désastreuse, sans issue à l’écoute de beaucoup de nos compatriotes…», il a brillamment relevé le défi. En effet, sa «Lettre ouverte au peuple malien», est un état des lieux sans complaisance de l’Etat de la nation de l’indépendance à nos jours que les autorités de la transition doivent lire avec beaucoup d’attention pour se retrouver dans leur redoutable mission de remettre le pays sur les rails.
Moussa Bolly