samedi 23 novembre 2024
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« Il faut prendre aux tripes » : le Musée de l’apartheid à Johannesburg, une expérience de la ségrégation

L’Afrique se visite dans ses musées (6). Rien ne prédestinait cette institution privée, bâtie en échange d’une licence de casino, à devenir un incontournable du tourisme.

L’entrée du Musée de l’apartheid, à Johannesburg. Les visiteurs sont invités, après avoir reçu de manière aléatoire une étiquette « Blanc » ou « non-Blanc » à coller sur leur veste, à prendre le couloir qui est assigné à leur « couleur » pour un parcours en immersion de ce que fut le régime de ségrégation raciale en Afrique du Sud jusqu’en 1994.
L’entrée du Musée de l’apartheid, à Johannesburg. Les visiteurs sont invités, après avoir reçu de manière aléatoire une étiquette « Blanc » ou « non-Blanc » à coller sur leur veste, à prendre le couloir qui est assigné à leur « couleur » pour un parcours en immersion de ce que fut le régime de ségrégation raciale en Afrique du Sud jusqu’en 1994. GIANLUIGI GUERCIA/AFP

En quittant la voie rapide pour trouver le Musée de l’apartheid, il faut longer la grande roue, laisser le casino sur sa gauche et franchir les grilles du parc d’attraction Gold Reef City, dédié à l’histoire de la ruée vers l’or. Une fois remis de sa confusion, le visiteur trouvera son chemin à travers le dédale de parkings grâce aux piliers frappés des mots « Démocratie », « Réconciliation » et « Liberté » qui s’élèvent vers le ciel. A leurs pieds, l’austère bloc de ciment derrière un mur de briques semble se cacher de ses encombrants voisins.
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Cet emplacement déroutant n’empêche pas le Musée de l’apartheid de Johannesburg d’être l’un des plus fréquentés d’Afrique du Sud. Jusqu’à l’arrivée du nouveau coronavirus, un millier de visiteurs en moyenne franchissaient quotidiennement ses portes. « Si vous cherchez à en savoir plus sur l’histoire du pays, c’est le premier qu’on vous recommande en général. Peu d’étrangers, qu’ils soient en vacances ou en voyage d’affaires, repartent de Johannesburg sans être passés par là », résume la responsable des expositions, Emilia Potenza.

Couloirs distincts

Ouvert en 2001, son récit détaillé de l’arrivée au pouvoir et de la chute du régime raciste sud-africain, ponctué de mises en scènes glaçantes, en a fait une référence. Dès le guichet, le visiteur est mis en situation, héritant au hasard d’une étiquette « Blanc » ou « non-Blanc » qui l’invite à emprunter des entrées séparées. « Nous cherchions le moyen de donner des informations sans tomber dans une forme de pornographie macabre, ni assainir l’histoire. Comment ? Il faut prendre aux tripes, l’expérience ne peut pas être uniquement intellectuelle », poursuit Emilia Potenza.
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Au-delà du tourniquet, un couloir grillagé noyé dans la pénombre donne le sentiment de pénétrer dans une prison. De chaque côté, des cartes d’identité estampillées « zulu », « colored », « white » reproduisent les modèles en circulation sous l’apartheid, un régime qui n’a pris fin qu’en 1994. Au plafond, des pancartes rappellent la ségrégation qui a régi le quotidien des Sud-Africains durant près de cinquante ans : magasins pour « Européens seulement », quais de gare réservés aux « non-Blancs », toilettes séparées… Envoyés dans des couloirs distincts selon leur ticket d’entrée, les visiteurs venus en groupe sont fréquemment parcourus d’un malaise avant de retrouver leurs proches.

 

Au fil du parcours, le visiteur est saisi par la reconstitution à l’identique d’une cellule d’isolement ou ces 131 cordes d’exécution installées en mémoire des opposants condamnés à morts par le régime. Entre deux vidéos de Nelson Mandela, un hall dédié au travail méconnu du photographe Ernest Cole raconte les années les plus sombres de l’apartheid et l’implacable mécanique destinée à maintenir les communautés noires dans la pauvreté. « En voyant cet espace, je voulais que les gens ressentent de l’émotion, je voulais plus qu’un simple enchaînement de panneaux explicatifs placardés sur un mur », raconte le directeur du musée, Christopher Till.

Spécialiste d’histoire de l’art, ancien responsable des services de la culture de Johannesburg et de la galerie nationale du Zimbabwe, Christopher Till aime les défis. A la fin des années 1990, il quitte ses fonctions au sein de la municipalité de Johannesburg pour participer à un vague projet initié par des promoteurs en quête d’une licence de casino. La nouvelle démocratie sud-africaine vient d’autoriser les jeux d’argent, prohibés depuis les années 1960 par les puritains tenants de l’apartheid.
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Des entrepreneurs s’engouffrent dans la brèche comme les frères Abraham et Solomon Krok, à la tête d’une fortune bâtie sur le commerce de produits éclaircissants pour la peau tout juste interdits en raison de leur toxicité. A mi-chemin entre le centre-ville de Johannesburg et le township de Soweto, ils projettent de construire un casino adossé au parc d’attractions créé en hommage aux chercheurs d’or qui ont contribué à fonder Johannesburg. Mais, pour espérer obtenir leur licence, conformément aux règles établies par le nouveau gouvernement, leur groupe, Akani Egoli, doit financer un projet à vocation solidaire ou éducative afin de « rendre quelque chose à la communauté ».

« Projet voué à l’échec »

Sur le papier, le consortium s’engage à ouvrir un musée sans en préciser les contours. Dans les faits, le projet s’enlise. « Le casino a obtenu une licence temporaire le temps de satisfaire toutes les conditions requises, se souvient Christopher Til. Mais quand est venu le tour du musée, les responsables chargés d’évaluer le projet ont regardé autour d’eux en disant “ou est-il ?” Rien n’avait été fait. C’est à ce moment-là que j’ai reçu un coup de fil. » Il accepte de se charger du projet à la condition de rester indépendant de ses bailleurs de fonds : « On construit difficilement un musée majeur s’il passe pour l’extension d’une fête foraine. »

 

Entouré d’une équipe d’historiens, de réalisateurs, d’écrivains, d’architectes et d’artistes, le directeur s’efforce d’habiller le cube de béton sans fenêtres d’un mélange de symboles, d’objets et d’archives. L’établissement voit le jour en moins de dix-huit mois. « Beaucoup de gens pensaient que le projet était voué à l’échec du fait de ses origines », se souvient Emilia Potenza. Vingt-cinq ans plus tard, sa popularité dépasse largement celle de réalisations officielles telles que le mémorial de Freedom Park, à Pretoria. Prisé des touristes internationaux, il voit défiler jusqu’à plusieurs milliers de visiteurs par jour lors de la Coupe du monde de football de 2010.
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Les visiteurs locaux, eux, tendent à lui préférer les frissons des montagnes russes voisines. A quelques encablures de là, Molefe Ditsego, guide touristique à Soweto, assure que le musée suscite peut d’intérêt dans les townships. « Je pense que 80 % des gens ne l’ont pas visité. L’apartheid, on sait ce que c’est, on l’a appris à l’école, nos parents nous l’ont raconté et on s’en souvient. » Plusieurs fois, il a accompagné des touristes de passage, mais a préféré les attendre à la sortie. De plus en plus souvent pourtant, Emilia Potenza dit voir des familles sud-africaines parcourir le musée avec leurs enfants : « Il faut souvent une génération avant que la discussion s’ouvre vraiment. »

Certains se font gardiens des traditions. D’autres tentent d’audacieuses incursions dans l’univers de l’art contemporain africain. D’autres encore jouent le rôle de mémoire vivante d’histoires tourmentées. De Tunis à Johannesburg en passant par Abidjan, Djilor ou Manega, les musées du continent laissent voir l’Afrique de mille et une façons. A l’heure où la réflexion se poursuit en France sur la restitution du patrimoine africain aux différents pays du continent, les correspondants du Monde Afrique vous emmènent en visite dans des établissements culturels à l’identité singulière.
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Le monde : Mathilde Boussion(Johannesburg, correspondance)

Djibril Coulibaly

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