lundi 14 octobre 2024
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En Afrique, « il n’y aura pas de meilleur moment pour accélérer le changement »

L’économiste Carlos Lopes appelle les partenaires des Etats du continent à aller plus loin qu’un simple moratoire sur la dette pour les aider à dépasser la crise qui s’annonce.

Ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA), il appelle les partenaires des pays africains à aller plus loin qu’un simple moratoire sur la dette face à une « situation potentiellement explosive ». Le Bissau-Guinéen espère toutefois que le choc actuel soit « le prélude à de profondes transformation sur le continent ».

L’Afrique est aujourd’hui moins frappée par le coronavirus que d’autres continents. Si l’épidémie y reste contenue, peut-on s’attendre à ce que les répercussions économiques soient moins sévères ?

Carlos Lopes Non pas du tout. Pour des raisons diverses, certains pays seront moins touchés par la crise sanitaire. Mais avant même qu’elle s’installe, des éléments préoccupants annonçaient une année difficile. Par exemple, les germes d’une crise alimentaire étaient déjà là avec l’aggravation de phénomènes climatiques extrêmes – sécheresse en Afrique australe, mauvaises pluies au Sahel, inondations en Afrique orientale – et l’invasion de criquets pèlerins dans la corne de l’Afrique. Et l’épidémie est arrivée en même temps qu’une vague de turbulences sur les marchés pétroliers, notamment provoquées par la confrontation entre l’Arabie saoudite et la Russie et la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine. Les pays dépendant des matières premières sur le continent commençaient à en subir le contrecoup. Leurs devises se dépréciaient et cela alourdissait le service de la dette en monnaie locale. Le Covid-19 n’a fait qu’accentuer ces problèmes.

Il en a aussi généré de nouveaux…

Oui bien sûr. Certains secteurs se sont retrouvés d’un coup très affectés comme le tourisme. Il y a aussi la chute très importante des transferts d’argent des migrants. On s’attend à une baisse de plus de 20 % des envois de fonds pour cette année. Et la gestion de la dette est devenue encore plus compliquée dans de nombreux pays qui se voient désormais privés de toute marge de manœuvre budgétaire.

Le moratoire sur la dette annoncé par le G20 pour les pays africains les plus pauvres et dont le Mali sera le premier à bénéficier ne leur donne-t-il pas un peu d’oxygène ?

C’est une entrée en matière, pas plus. Le Mali, par exemple, ne paiera pas cette année les intérêts de sa dette, mais il devra tout rembourser à l’issue de la période négociée. On renvoie le problème à plus tard, au moment où les pays auront justement besoin d’argent pour relancer leur économie. Le résultat est qu’en Afrique on ne connaîtra pas un scénario de reprise avec une courbe « en V ». Elle ressemblera plutôt à un très long « U ».

Il faudrait un geste beaucoup plus conséquent. Parlons clairement de ce que représente la dette africaine : si on regarde les montants plutôt que les principes, ils sont ridicules. Les pays africains ont besoin d’un peu d’imagination de la part de leurs partenaires.

Que préconisez-vous ?

Il aurait fallu traiter la dette sur trois registres. Dans l’immédiat, plutôt qu’une suspension, on aurait dû annuler le service de la dette pendant un an ou deux. Ensuite, il aurait été nécessaire d’effacer entièrement la dette bilatérale et multilatérale des pays les plus vulnérables, ceux qui sont fragilisés par le terrorisme par exemple. Il s’agit là d’éviter aussi que les conflits gonflent du fait de la crise économique et prennent une dimension globale.

Enfin, la dette privée devrait faire, pays par pays, l’objet d’une restructuration afin d’abaisser les taux d’intérêt. Il ne s’agit pas d’aller à la confrontation – et d’ailleurs, de nombreux pays africains ne le souhaitent pas car ils veulent conserver un accès aux marchés une fois cette crise passée –, mais on doit pouvoir trouver un mécanisme sophistiqué et réaliste. Le décalage est trop important entre le Royaume-Uni qui se finance à taux négatifs tandis que les Etats africains empruntent à des taux autour de 7 %. Cela même alors que les niveaux de dette des pays riches rapportés à leur PIB sont beaucoup plus élevés que ceux des pays du continent.

De leur côté, que peuvent encore faire les Etats africains ?

Ils sont déjà allés aussi loin qu’ils pouvaient. Certains Etats ont mis en place des politiques de stimulation fiscale, des appuis aux petites et moyennes entreprises, d’autres ont même versé des subventions aux pauvres, comme au Maroc, au Sénégal, au Cap-Vert ou en Afrique du Sud, à l’étonnement de beaucoup. L’ensemble de ces mesures a atteint selon mes estimations environ 1,5 % du PIB africain. Mais les pays ne peuvent pas faire plus. Or il y a un risque accru de tensions sociales. Dans le calendrier officiel, 20 élections sont prévues sur le continent d’ici à la fin de l’année. Ce contexte, combiné à la détérioration du tissu économique, rend la situation potentiellement explosive.

Vous êtes l’un des grands promoteurs de la zone de libre-échange continentale, la Zlecaf. Pourra-t-elle vraiment entrer en vigueur d’ici l’été comme prévu ?

Sans doute pas, mais ce n’est pas tant à cause de la crise sanitaire que d’un travail préalable qui doit encore être réalisé. Il faut encore avancer sur le travail technique, la mise en place de protocoles et l’installation du secrétariat.

Sur le fond, l’épidémie a plutôt justifié la nécessité d’un tel projet en montrant à quel point il était risqué de dépendre trop du reste du monde pour ses approvisionnements. C’est vrai pour le monde entier, donc également pour l’Afrique. Or la Zlecaf est censée inciter au développement de chaînes de valeur sur le continent.

Cette crise peut-elle d’ailleurs impulser des changements structurels en Afrique ?

Oui on peut tout de même espérer qu’elle soit le prélude à de profondes transformations sur le continent. Par exemple, en ce qui concerne le modèle économique et les trajectoires de croissance des pays dépendant des matières premières. Avec moins de 8 % des réserves mondiales de pétrole et de gaz, l’Afrique ne sera jamais un grand acteur capable de déterminer les prix ou d’occuper une place de choix sur ce marché. La crise du Covid-19 l’a bien démontré. En revanche, les prix de la production d’énergie renouvelable deviennent de plus en plus compétitifs. C’est donc le bon moment pour passer à une base de production et de consommation plus propre. L’Afrique a le potentiel d’accélérer son industrialisation grâce à des solutions plus écologiques.

Sur un tout autre plan, les restrictions récemment introduites par les Etats-Unis et les pays européens pour les exportations de médicaments vitaux, de réactifs, d’équipements respiratoires ou de protection individuelle affectent fortement les pays africains. L’Afrique porte 25 % de la charge de morbidité mondiale, mais représente moins de 1 % des dépenses de santé mondiales. Elle fabrique moins de 2 % des médicaments qu’elle consomme. Or le Covid-19 a démontré une capacité cachée à produire des masques, des tests et d’autres produits essentiels dans toute l’Afrique. Cette montée en puissance dans l’urgence doit être encouragée.

Ce virus offre à l’Afrique l’occasion de faire preuve d’initiative. C’est vrai également pour la sécurité alimentaire ou les nouvelles technologies. En s’appuyant sur les acquis de ces dernières années et sur la résilience de la population, il n’y aura probablement pas de meilleur moment pour accélérer le changement.

Djibril Coulibaly

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