Suite à l’annulation des Rencontres d’Arles pour cause de pandémie, vingt galeries, laboratoires et librairies ont décidé de faire vivre l’esprit arlésien dans la capitale.
Cet été, la Provence « monte » à la capitale. En raison de l’annulation des Rencontres de la photographie d’Arles pour cause de pandémie de Covid-19, vingt lieux parisiens (galeries, laboratoires, librairies…) se sont inspirés de la manifestation méridionale pour exposer des photographes contemporains, et notamment africains.
A l’initiative de ces expositions, Olivier Sultan, le directeur de la galerie Art-Z dans le XIe arrondissement, qui loue un espace à Arles. L’annulation des Rencontres a été un « choc », explique-t-il. « De nombreuses galeries se sont retrouvées orphelines. Alors, avec la Galerie des photographes, nous avons créé en dix jours un site Internet, un collectif de dix-huit lieux et une programmation artistique. » « Arles à Paris » était née.
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Très vite, plusieurs laboratoires et librairies rejoignent le mouvement, comme l’atelier de tirage Dupif, dans le VIe arrondissement. Enfant d’Arles, le patron a usé ses fonds de culotte sur les bancs de ce qui allait devenir l’Ecole nationale supérieure de la photographie. « Quand j’ai commencé comme jeune tireur, je m’occupais des clichés de la maison d’édition Présence africaine, précise Olivier Dupif. J’ai toujours été intéressé par l’art du continent, avant de l’être par les photographes. »
Des images portant cicatrices
C’est d’ailleurs dans son studio que sont exposées les œuvres de la série « Gubi Dakar » de Mabeye Deme. Après avoir étudié le cinéma à La Sorbonne Nouvelle, ce jeune artiste né à Tokyo de parents sénégalais s’est intéressé à la photographie pour mieux appréhender la composition, le cadre, la mise en scène.
En 2010, il débute un projet sur les Baye Fall, une branche de la confrérie soufie des mourides, puis un autre sur l’île de Gorée. En 2014, dans la série « Wallbeuti, l’envers du décor », il crée, derrière une toile de tente, des images comme abîmées par le temps, portant cicatrices, voilant et dévoilant de concert.
Mabeye Deme, série « Gubi Dakar », 2019. Tirage numérique sur papier Hahnemühle, édition 1/2 (50 cm x 75 cm, 2 800 euros). GALERIE ART-Z
Puis viendra l’attirance pour la nuit dakaroise. « Avec mon assistant Kader Ndong, nous cherchons des rues très sombres. Il y a un temps très court entre le moment où il fait nuit noire et où les magasins sont encore ouverts. Ce sont après ces vingt minutes que je cours », explique Mabeye Deme, de sa voix tranquille.
La série « Gubi Dakar » montre ces « apparitions lumineuses fantomatiques, comme des taches colorées qui vont et viennent », énonce Olivier Sultan. « Papillons pris dans les filets, ces êtres et leurs vies sont les alliés du photographe. Pourtant, ils sont presque absents, cachés », admire le galeriste.
Vers un chimérique eldorado
C’est une autre partition, celle du drame, que joue le Sénégalais Boubacar Touré Mandémory. Pour sa série « Thiaroye-sur-Mer, terre d’émigration », il a exploré les côtes de la petite ville de la presqu’île du Cap-Vert, à l’est de Dakar, frappée de plein fouet par les départs en pirogue vers un chimérique eldorado.
Sur les sables de la plage face au grand océan, les mères courage endeuillées disent que, pour trois embarcations parties, une revient, une autre réussit à atteindre un archipel (le Cap-Vert, voire les Canaries), mais la dernière disparaît à jamais dans ce que l’écrivaine Fatou Diome appelle « le ventre de l’Atlantique ».
D’où ces clichés de pirogues remplies, jusqu’au liston, d’êtres en quête d’un nouveau grand départ, synonyme de voyage initiatique et de réconfort, notamment financier, pour les familles restées sur la terre des aïeux. C’est « faire l’aventure », comme on dit là-bas, une épopée dangereuse, façonnée en noir et blanc par Boubacar Touré Mandémory.
Boubacar Touré Mandémory, « Thiaroye-sur-Mer, terre d’émigration 2 », 2019. Tirage numérique, édition 1/10 (40 cm x 60 cm, 1 200 euros). GALERIE ART-Z
David-Pierre Fila, lui, navigue dans le quartier de Château-Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Réalisateur de documentaires, photographe de mode dans les années 1980, puis au sein de l’agence Gamma, il a quitté la capitale pour s’installer à Bangui et plus tard à Dakar. Lassé des guerres du continent et de ses cohortes de populations déplacées, il revient à son art grâce aux conseils prodigués par son ami et représentant notoire de la photographie africaine contemporaine, Samuel Fosso.
Ses clichés se concentrent aujourd’hui, entre autres, sur les représentants de la Société des ambianceurs et des personnes élégantes (SAPE). Mais attention, le Congolais prévient : « La SAPE de Brazzaville n’a rien à voir avec celle de Kinshasa ! » La sapologie n’est donc pas une science exacte…
« Je me laisse surprendre par la beauté de l’Afrique, pour témoigner à travers des femmes, des hommes, des paysages et des territoires. Je n’appartiens pas à une tradition de photographes dont l’expression est figée à un média. Je suis capable d’utiliser d’autres formes comme la poésie, la réalisation, pour faire partager mon interprétation de l’Afrique contemporaine », confie l’artiste avec verve.
David-Pierre Fila, « Shabanie et Jah Bruno », 2019. Tirage numérique (39 cm x 29 cm, 400 euros). GALERIE ART-Z
Malgré un climat plutôt morose en ces temps de déconfinement, pas forcément propice aux aventures culturelles, les différents lieux d’exposition ne sont pas désertés. Les photographes du continent sont devenus incontournables. Il suffit de rappeler deux grands noms : les Maliens Seydou Keïta et Malick Sidibé. Le premier, considéré comme l’un des pères de la photographie africaine, a notamment eu les honneurs du musée Guggenheim à New York en 1996 et du Grand-Palais parisien en 2016. Le second, « l’Œil de Bamako », reçut en 2003 le prix international de la Fondation Hasselblad et un World Press Photo en 2009.
« Une grande bascule du regard a eu lieu, constate Olivier Sultan. C’est l’Afrique aujourd’hui qui se présente, qui se voit, qui se raconte, qui est actrice et non plus sujet du regard occidental. Or, se mettre en scène, se raconter, se présenter, c’est se définir. Ce processus de constante redéfinition de l’identité contemporaine africaine est ce qui rend la photographie du continent passionnante. A mille lieues de l’assignation fondée sur une culture prétendue immuable. »
Olivier Herviaux