Cheikh Anta Diop naît le 29 décembre 1923 dans le village de Caytou, situé dans la région de Diourbel (en pays Baol-Cayor), près de la ville de Bambey, à environ 150 km de Dakar, au Sénégal. Son père, le jeune, Massamba Sassoum Diop, décède peu de temps après sa naissance. Sa mère, Magatte Diop, vit jusqu’en 1984. Cheikh Anta Diop épouse en 1954 à Paris, une française, Louise Marie Maes, diplômée d’études supérieures en géographie. Quatre fils naîtront de cette union. Cheikh Anta Diop décède le 7 février 1986. Il repose à Caytou, auprès de son grand-père, le vieux, Massamba Sassoum Diop, fondateur du village.
Plus de 30 ans après sa mort et près de 100 après sa naissance, les idées de Cheikh Anta Diop restent d’actualité. Ainsi, profitant du quatre-vingt quatorzième anniversaire de sa naissance, nous vous proposons ici les écrits Mariétou Diongue et de Cheick M’Backé Diop sur l’enfant de Caytou. Lisez !
Les travaux de Cheikh Anta Diop, dès 1954, avec les Nations nègres et Culture, puis avec l’unité de l’Afrique noire et l’Afrique noire précoloniale, en 1959-1960, inaugurent une nouvelle approche de l’histoire de l’humanité et de l’Afrique en particulier. Il s’agit de rompre avec la vision a-historique et ethnographique qui repose, entre autres, sur des présupposés hégéliens hérités du XIXème siècle.
Cheikh Anta Diop opère une « rupture épistémologique » radicale, d’une part avec l’approche africaniste de l’étude des sociétés et d’autre part avec le mouvement de la négritude qui naît entre les deux guerres mondiales.
Les démarches de l’Ecole africaniste dans son ensemble postulent, en effet, une inégalité des aptitudes intellectuelles entre « races » d’où découle, au sens biologique des termes, une hiérarchisation radicale. L’Ecole africaniste est ainsi conduite à appréhender les sociétés africaines à travers ce prisme anthropologique.
Les initiateurs du Mouvement de la négritude furent eux-mêmes victimes, à des degrés différents, de cette vision occidentale du Nègre comme en témoigne le célèbre vers de Léopold Sédar Senghor « l’émotion est nègre, la raison héllène », qui transpose l’infériorité intellectuelle supposé du Nègre en termes de complémentarité.
Cheikh Anta Diop s’attache à récuser toute inégalité et hiérarchisations radicales, à insister constamment sur l’unité de l’espèce humaine, à démontrer l’outil méthodologique de l’Ecole africaine qu’est le « mythe du Nègre prélogique ».
Partant de l’idée que tout peuple a une histoire, Cheikh Anta Diop est conduit à introduire le temps historique et l’unité dans les études africaines, sortant ainsi l’Afrique de ce carcan a-historique et ethnographique dans lequel les africanistes traditionnels l’ont confinée. Grace à une méthodologie qui s’appuie sur les études diachroniques, le comparatisme critique, la pluridisciplinarité (archéologie, linguistique, ethnonymie/toponymie, sociologie, sciences exactes, etc) et une vision à la fois analytique et synthétique, il lui est possible de rendre aux faits historiques, sociologiques, linguistiques, culturels, etc du continent africain principalement, leur cohérence et leur intelligibilité.
Cheikh Anta Diop adopte d’emblée cette approche pluridisciplinaire en étudiant l’Egypte ancienne dans son contexte négro-africain : Partant de l’idée que l’Egypte ancienne fait partie de l’univers nègre, il fallait la vérifier dans tous les domaines possibles, radical ou anthropologique, linguistique, sociologique, philosophique, historique, etc. Si l’idée de départ est exacte, l’étude de chacun de ces différents domaines doit conduire à la sphère correspondante de l’univers nègre africain. L’ensemble de ces conclusions formera un faisceau de faits concordants qui éliminent les cas fortuit. C’est en cela que réside la preuve de notre hypothèse de départ. Une méthode différente n’aurait conduit qu’à une vérification partielle qui ne prouverait rien. Il fallait être exhaustif. » (Cheikh Anta Diop, antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique ?).
Et les études africaines ne sortiront du cercle vicieux où elles se meuvent, pour retrouver tout leur sens et toute leur fécondité, qu’en s’orientant vers la vallée du Nil. Réciproquement, l’égyptologie ne sortira de sa sclérose séculaire, de l’hermétisme des textes, que du jour où elle aura le courage de faire exploser la vanne qui l’isole, doctrinalement, de la source vivifiante que constitue, pour elle, le monde nègre. » (Cheikh Anta Diop, antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique ?).
Les directions de recherches tracées, exposées et défrichées par Cheikh Anta Diop sont nombreuses :
-L’origine africaine de la civilisation et le processus de différentiation raciale,
-L’origine noire de la civilisation égypto-nubienne, le peuplement de la vallée du Nil,
-L’origine égyptienne de l’écriture, des sciences, des arts, des lettres, de la philosophie, du droit dans la civilisation occidentale (Grèce),
-L’origine égyptienne des religions révélées,
-L’identification des grands courants migratoires et la formation des ethnies africaines,
-La parenté linguistique et culturelle entre l’Egypte et l’Afrique noire,
-L’ancienneté et le développement de la métallurgie du fer en Afrique,
-Les deux berceaux culturels septentrional et méridional : étude du patriarcat et du matriarcat,
-La formation et l’organisation des Etats africains après le déclin de l’Egypte,
-L’Etat et la révolution de l’Antiquité à nos jours,
-L’origine du monde sémitique,
-L’origine des Berbères,
-L’émergence de l’Espagne et du Portugal à l’aube des temps modernes,
-Les relations avec le monde précolombien…
Les nouveaux résultats de la recherche acquis en archéologie, en linguistique, en histoire, etc, confirment la pertinence et la fécondité de ces axes de travail.
Une véritable renaissance africaine et une réconciliation de l’humanité avec elle-même
En 1954, Cheikh Anta Diop publiait, aux éditions Présence africaine, son ouvrage pionnier Nations nègres et Culture, de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui. Ce sous-titre indique clairement la perspective dans laquelle se situe l’auteur. Si l’étude des sociétés humaines du passé est intéressante en elle-même, il ne s’agit pourtant pas de «s’y complaire» mais de «y puiser des leçons». Il s’agit d’accéder à l’intelligibilité du monde afin de vaincre les difficultés du présent et bâtir un avenir meilleur à partir d’une connaissance la plus objective possible du passé, du social, de l’économique et du réel.
Cheikh Anta Diop exprime la nécessité vitale pour l’Afrique de recouvrer sa mémoire, de restituer son histoire, de découvrir les clés de la compréhension profonde des structures et de l’évolution des sociétés humaines en général et africaines en particulier, d’identifier la place du continent dans le mouvement historique de l’humanité. Il montre que c’est la seule issue salutaire pour restaurer en l’Afrique les conditions mêmes de la créativité, pour opérer un « déverrouillage de l’esprit créateur », pour permettre de nouveau à l’Afrique de participer au progrès de la civilisation humaine et non d’en faire les frais, « froidement écrasé par la roue de l’Histoire ». L’histoire est, avec la langue, la composante essentielle de la conscience historique des peuples. Comment savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient ?
L’étude approfondie du passé, des sociétés humaines répond à l’idéal humaniste que Cheikh Anta Diop prône. Il écrit en effet en 1967, dans Antériorité des Civilisations nègres-Mythe ou vérité historique ?, que « … la plénitude culturelle ne peut que rendre un peuple plus apte à contribuer au progrès général de l’humanité et à se rapprocher des autres peuples en connaissance de cause » et il appelle de ses vœux l’avènement de l’ère qui verrait toutes les nations du monde se donner la main « pour bâtir la civilisation planétaire au lieu de sombrer dans la barbarie », dans son livre Civilisation ou Barbarie.
Pour Cheikh Anta Diop, « la conscience moderne ne peut progresser réellement qui si elle est résolue à reconnaitre explicitement les erreurs d’interpellations scientifiques, même dans le domaine très délicat de l’Histoire, à revenir sur les falsifications, à dénoncer les frustrations de patrimoines. Elle s’illusionne, en voulant asseoir ses constructions morales sur la plus monstrueuse falsification dont l’humanité ait jamais été coupable tout en demandant aux victimes d’oublier pour mieux aller de l’avant ».
Il précise que ses recherches historiques ne sont point « un effort a priori de réhabilitation aux yeux des uns et des autres, ce qui eût été puéril ». Pour lui, « seule la vérité est utile, seule la vérité est révolutionnaire, seule la vérité rapproche ».
Il veut, par démarche scientifique, objective, restaurer la mémoire, la conscience historique de la communauté noire, du continent et de la Diaspora.
La connaissance du passé constitue à la fois un rempart de sécurité d’une communauté contre un génocide culturel ou physique et elle est le socle solide sur lequel elle peut et doit s’appuyer pour choisir des institutions nouvelles, élaborer une véritable politique de développement culturel, économique, social, industriel, scientifique et technique. Ainsi, l’unité culturelle de l’Afrique noire fonde l’édification d’un Etat fédéral. La connaissance du passé débouche donc de façon dynamique, rationnelle, sur la gestion du présent et la construction du futur.
« l’Africain qui nous a compris est celui-là qui, après la lecture de nos ouvrages, qui aura senti naitre en lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion ».
En 1962, il conclut ainsi sa communication au colloque d’Athènes organisé par l’UNESCO sur le thème « Racisme, science et pseudo-science : « le climat, par la création de l’apparence physique des races, a tracé des frontières ethniques qui tombent sous le sens, frappent l’imagination et déterminent les comportements instinctifs qui ont fait tant mal dans l’histoire. Tous les peuples qui ont disparu dans l’histoire, de l’Antiquité à nos jours, ont été condamnés, non par une quelconque infériorité originelle, mais par leurs apparences physiques, leurs différences culturelles.
C’est au niveau du phénotype, c’est-à-dire des apparences physiques, que la notion de race apparait dans l’histoire et les relations sociales : peu importe qu’un Zoulou soit, au niveau de son stock génétique, plus proche de Vorster qu’un Suédois, dès l’instant qu’il a la peau noire.
Donc, le problème et de rééduquer notre perception de l’être humain, pour qu’elle se détache de l’apparence raciale et se popularise sur l’humain débarrassé de toutes coordonnées ethniques.» Cf. Cheikh Anta Diop, «L’unité d’origine de l’espèce humaine », in actes du colloque d’Athènes : Racisme, science et pseudo-science.
Dans la perspective de la renaissance culturelle du monde noir et de l’édification d’une civilisation planétaire dont le Noir sera l’un des bâtisseurs, CHEICK Anta Diop invite à la réécriture objective et salutaire de l’histoire de l’humanité, de l’histoire des sciences, de l’histoire de la philosophie, de celle des arts etc. l’Homme, son devenir, sont au centre de ses réflexions. Cherchant à dessiner les contours d’un avenir à partir d’une double lecture, celle du passé et celle des plus récents progrès de la science, il pose les prémisses d’une philosophie qui vise à réconcilier l’homme avec lui-même, en s’élevant au-dessus des contingences du moment historique auquel il appartient. Cf. Civilisation ou Barbarie.
Son œuvre convie l’humanité à regarder en face son véritable passé, à assumer sa mémoire, afin de rompre avec les génocides, avec le racisme, pour sortir enfin de la barbarie et entrer définitivement dans la civilisation.
Mariétou Diongue
Cheick M’Backé Diop INFO SEPT