Échanges, aides au développement et médias : le manque d’intérêt de la France
Pourtant, force est de constater un certain manque d’intérêt de la France pour l’Afrique francophone, qui n’a représenté que 3,6 % de son commerce extérieur en 2019 (dont 1 % pour la partie subsaharienne). Cette situation, qui résulte notamment de la faiblesse des investissements productifs réalisés dans ce vaste ensemble (à l’exception de la Tunisie et du Maroc), se manifeste particulièrement en RDC, pays stratégique qui n’est autre que le plus peuplé des pays francophones du monde, et où l’Hexagone brille par sa quasi-absence. En effet, la part de la France dans le commerce extérieur de la RDC, vaste comme plus de la moitié de l’UE, s’est établie à seulement 1,8 % en 2019, faisant d’elle le 11e fournisseur et le 24e client du pays, très largement derrière la Chine dont la part se situe chaque année autour de 30 %. Toujours en 2019, la RDC n’a donc été que le 107e partenaire commercial de la France au niveau mondial (106e fournisseur et 108e client), et n’a pesé que pour 0,02 % du commerce extérieur français (soit seulement 1 cinq-millième du total, et un montant de 205 millions d’euros).
Cette quasi-absence de la France en RDC se traduit également au niveau de la part des étudiants originaires du pays dans l’ensemble des étudiants présents en France (0,6 % du total pour l’année universitaire 2018/2019, et seulement 1,3 % des étudiants africains), de la part du pays dans les aides françaises au développement (environ 1% en moyenne), ou encore au niveau de la part infime des projets y étant réalisés par les collectivités et structures intercommunales françaises au titre de la coopération décentralisée en Afrique (< 2 %). La France pourrait pourtant, et sans grande difficulté, accroître sa présence en RDC, dont la forte dépendance vis-à-vis du partenaire chinois risquerait, à terme, de nuire à la souveraineté et aux intérêts du pays (la Chine absorbe environ 40 % des exportations de la RDC, dont elle est également devenue le principal créancier bilatéral).
Le manque d’intérêt de la France pour l’Afrique francophone s’observe également dans cet autre pays stratégique qu’est Djibouti, un des six pays de l’Afrique de l’Est francophone et qui est en passe de devenir une plaque tournante du commerce international grâce à sa situation géographique stratégique et à des investissements massifs en provenance de Chine. Dans ce pays, qui a enregistré une croissance annuelle de près de 7 % en moyenne sur la période 2012-2019, la compagnie aérienne Air France n’assure qu’un seul vol hebdomadaire direct avec Paris, contre sept vols directs pour Turkish Airlines en direction d’Istanbul, ou encore trois liaisons pour le groupe Emirates vers Dubaï.
De plus, tout ce qui précède vient s’ajouter à une répartition défavorable des aides publiques au développement versées chaque année par la France, et qui ne bénéficient que très minoritairement au monde francophone. Ainsi, les 27 pays francophones du Sud ne reçoivent chaque année que 15 à 20 % du montant total de ces aides, qui demeurent principalement destinées aux pays membres de l’UE (autour de 50 % chaque année, dont environ 90 % en faveur des treize pays membres d’Europe orientale – UE 13, pourtant déjà assez développés et ne rassemblent que 114 millions d’habitants… soit une enveloppe globale par habitant parfois 10 fois supérieure).
Cette politique d’aide au développement, qui n’a guère évolué depuis plusieurs années, est contraire à toute logique économique ou géopolitique. D’un point de vue économique, parce que les principaux pays bénéficiaires de l’UE s’orientent principalement et historiquement vers l’Allemagne, qui enregistre chaque année une part de marché d’environ 20 % dans les pays de l’UE 13 (19,5 % en 2019), contre toujours moins de 4 % pour la France (3,6 % en 2019, et dont les aides massives reviennent donc quasiment à subventionner les exportations allemandes, politique que l’on pourrait résumer par la célèbre expression « travailler pour le roi de Prusse »). Par ailleurs, toutes les études économiques démontrent clairement que les échanges peuvent être bien plus importants entre pays et peuples partageant une même langue. À ce sujet, un seul exemple suffit à démontrer l’impact économique du lien linguistique : les touristes québécois sont proportionnellement quatre fois plus nombreux que les touristes américains à venir chaque année en France… et à y dépenser. Ce lien linguistique explique également en bonne partie la position globalement bien meilleure de la France en Afrique francophone qu’en Europe de l’Est, en dépit de son manque d’intérêt et de la concurrence chinoise.
Enfin, parce que c’est en Afrique francophone qu’il convient d’investir massivement, d’une part afin de tirer pleinement profit des opportunités et du dynamisme que l’on trouve dans ce vaste ensemble, un de principaux relais de la croissance mondiale, et d’autre part car c’est bien en accélérant l’émergence économique de ce dernier qu’augmentera encore plus fortement le nombre d’apprenants du français à travers le monde, et ce, au bénéfice économique et géopolitique de la France, mais aussi au bénéfice de l’ensemble des pays du monde francophone. Quant au niveau géopolitique, justement, le caractère irrationnel de la politique française d’aide au développement s’explique également par le fait que l’écrasante majorité des 13 pays d’Europe orientale membres de l’UE, et malgré les aides massives versées chaque année par la France, vote régulièrement contre les positions françaises au sein des grandes instances internationales, contrairement à la majorité des pays francophones avec qui la France partage nombre de valeurs et d’orientations communes en matière de politique étrangère.
Ainsi, l’intérêt pour la France de consacrer une part aussi importante de ses aides et de son énergie aux 13 pays d’Europe orientale membres de l’UE est donc extrêmement marginal, en comparaison avec les avantages économiques et géopolitiques qu’elle tirerait d’une nouvelle répartition de ses aides en faveur des pays du monde francophone. En d’autres termes, la prépondérance européenne dans les aides françaises au développement ne fait incontestablement qu’affaiblir la France au niveau international, tant économiquement que géopolitiquement (les deux étant souvent reliés).
Par ailleurs, ce manque d’intérêt des gouvernants français pour le monde francophone a donc naturellement des répercussions très négatives sur le niveau d’intérêt des Français eux-mêmes, qui, maintenus dans une certaine ignorance, ne savent pratiquement rien de ce vaste espace. À titre d’exemple, la quasi-intégralité de la population française ignore tout des Jeux de la Francophonie qui se sont tenus en juillet 2017 à Abidjan (contraste frappant avec la couverture médiatique dont jouissent les Jeux du Commonwealth au Royaume-Uni), de la Basilique Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire (qui n’est autre que le plus grand édifice chrétien au monde, quasi-réplique de la basilique Saint-Pierre de Rome), du concours musical « The Voice Afrique francophone » (qui fût dans sa saison 2016-2017, relayée par certains médias nationaux africains, le plus grand concours musical au monde en termes d’audience cumulée, avec son équivalent arabophone), ou encore du peuple acadien, que bon nombre de Français situent en Louisiane…
Cette large méconnaissance du monde francophone et de sa dimension mondiale a des conséquences fortement préjudiciables, faisant perdre à bon nombre de citoyens français (investisseurs et société civile) de nombreuses opportunités d’échange et de partenariat mutuellement bénéfiques, et réduisant considérablement l’attachement des Français à leur langue. Eux, qui n’ont jamais été si peu intéressés par la promotion et la diffusion de celle-ci à travers le monde, alors même qu’elle n’a jamais été autant parlée et apprise. Et ce, au grand étonnement des francophones extra-européens, auxquels est aujourd’hui entièrement attribuable la progression constante de l’apprentissage du français dans le monde en tant que langue étrangère, face à une France qui constitue plutôt un frein en la matière (et qui est inconsciente des graves conséquences économiques et géopolitiques de cette attitude irresponsable, et dénotant une certaine immaturité). Au nom de leurs intérêts, les francophones situés en dehors du continent européen ne devraient donc plus suivre le mauvais exemple de la France, pour s’inspirer plutôt du modèle québécois et faire respecter leur langue commune au sein des différentes organisations régionales et internationales dont ils font partie, ou avec lesquelles ils sont en étroite collaboration (et notamment au niveau africain et dans le cadre de leurs relations avec l’Union européenne, d’autant plus que l’Afrique francophone est la partie la plus dynamique, la moins endettée, la plus stable et la moins violente du continent).
De grands efforts doivent donc être faits dans l’Hexagone afin de rattraper un retard considérable en matière d’information et d’éducation. Par ailleurs, l’émergence démographique et économique de l’Afrique francophone devrait en toute logique s’accompagner, à terme, du transfert d’un certain nombre d’institutions panfrancophones des villes du Nord vers celles du Sud, et notamment vers Abidjan et Kinshasa, respectivement troisième et première ville francophone du monde.
* Le monde arabophone recouvre l’ensemble des pays membres de la Ligue arabe (hors Djibouti et les Comores, où la présence de la langue arabe se limite principalement au domaine religieux), ainsi que les territoires majoritairement arabophones de la Turquie, d’Israël, d’Iran, du Mali, du Niger et du Tchad.
Ilyes Zouari
Président du CERMF (Centre d’étude et de réflexion sur le Monde francophone)