L’invité Afrique de la Radio France Internationale (RFI) d’hier mercredi 24 juin 2020, était le sociologue Bréma Ely Dicko, enseignant chercheur à l’Université des Lettres et Sciences Humaines de Bamako. Il a répondu aux questions de Christophe Boisbouvier journaliste à RFI et responsable de l’émission « L’Invité Afrique » sur la crise sociopolitique et sécuritaire que vit notre pays.
Après trois semaines de mobilisation contre le régime sur place, l’opposition refuse les propositions du président Ibrahim Boubacar Kéita et des médiateurs de la CEDEAO. Sous l’impulsion de l’imam Mahmoud Dicko, les manifestants essaient même d’élargir leur base. Peut-il y avoir dérive islamiste ? Quelle est l’attitude de l’arme ? Sont entre autres les questions du journaliste Christophe Boisbouvier de RFI.
Le mouvement anti-IBK est puissant, est-ce qu’il n’est pas hétéroclite ?
Effectivement, c’est un mouvement hétéroclite composé d’acteurs de la société civile, mais aussi des partis politiques de différents bords, c’est ce qui fait la force du mouvement. Quelle est la principale cause de ce mouvement ?
Il y a plusieurs raisons et finalement un cocktail de causes qu’il faut évoquées. Les raisons immédiates sont les contestations des dernières législatives de mars et avril 2020 et ensuite, par le passé, il y a eu des contestations de l’élection du président IBK, mais aussi, il y a la crise scolaire, qui a duré cinq mois (la grève des enseignants qui réclament des augmentations), ensuite il y a la dégradation de la sécuritaire, notamment dans les régions du centre du Mali, le Sahel Occidental et les régions du nord. Donc finalement, l’Imam Mahmoud Dicko et deux partis politiques ont su se lever à un moment donné pour travailler ensemble, pour réclamer le départ du président IBK et de son régime.
Le président de l’AN affirme que la logique de ces manifestations vont ébranler toutes les institutions par des djihadistes et que ceux qui marchent sont avec les djihadistes ?
En fait, si vous voulez ce sont de bonnes guerres, mais en réalité, ces genres de propos de la bouche d’un président de la 2e institution du Mali sont des propos regrettables. Selon moi, c’est une grosse erreur de communication, c’est aussi une façon pour lui de sauver sa propre tête, parce qu’il sait que l’imam Mahmoud Dicko et tout le M5-RFP réclament le départ du régime d’IBK, et si le régime devait partir, lui il devrait perdre son mandat. En réalité, c’est aussi insulter l’intelligence des Maliens, parce que depuis cette année, l’école est devenue une fabrique de chômeurs, les enseignants sont toujours en grève, la corruption a atteint des niveaux jamais inégalés, les différents rapports du Vérificateur général attestent cela. Il y a beaucoup d’affaires qui trainent au niveau de la justice : (par exemple l’affaire de l’avion présidentielle, la surfacturation du matériel de l’équipement de l’armée, des avions qui sont cloués au sol et finalement la localisation a atteint toutes les localités du Mali. Il n’y a aucun secteur qui peut se glorifier d’une avancée majeure durant ces sept dernières années. Donc, lorsque les populations descendent dans la rue à Bamako, à Sikasso, à Kayes à Tombouctou, à Ségou, jusqu’en France et aux États-Unis, pour moi c’est vraiment insulter une grande partie des Maliens, et ce n’est pas digne d’un président de l’AN.
Comment expliquez-vous ce mouvement soit dirigé par un chef religieux ?
En fait, si vous voulez, il y a la faillite de la classe politique. Je donne l’exemple : au moment des élections législatives, les Maliens avaient estimé que les partis d’opposition allaient former une liste électorale à part, et que les partis de la majorité allaient en faire de même, mais finalement ces élections ont été une occasion des alliances invraisemblables entre l’opposition et la majorité, et tous les Maliens ont fini par se résoudre qu’ils sont tous les mêmes, et l’imam dans ce contexte a su depuis 2009 à travers le code des personnes et de la famille se mobiliser autour des questions sociales, mais aussi politiques, tant un acteur qui pour le moment n’a pas d’ambition présidentielle pour dénoncer les tares que les politiques n’ont pas su défendre. Donc, si les politiques ont failli, des acteurs comme l’imam Dicko arrivent à cristalliser autour d’eux de différentes frustrations.
Avec le risque d’une dérive islamiste ?
Je ne le pense pas, vous savez que le Mali est un pays où 95% se déclarent de confession musulmane, mais pourtant l’islam malikite est l’islam dominant, un islam tolérant, elle se critique et s’accommode avec les traditions sociales.
Et si le n°1 de l’opposition Soumaïla Cissé n’était pas l’otage du djihadiste depuis près de 3 mois, est-ce que ce mouvement aurait une autre figure ?
Je ne le pense pas. Vous savez que Soumaïla Cissé, lorsqu’il a perdu les élections de 2018, avait réussi pendant 2 à 3 mois à réunir autour de lui de différents acteurs de l’opposition. Aussi, on peut citer quelques acteurs de la société civile, dont un chroniqueur qui était assez célèbre à l’époque, mais son mouvement n’a pas permis d’arriver à une certaine résolution de la crise des politiques et finalement, certains l’ont quitté pour signer l’Accord Politique de Gouvernance (APG), et c’est ce qui a permis à Boubou Cissé de conduire un gouvernement d’union nationale. À mon avis, s’il était toujours libre, il allait simplement se joindre à l’imam, parce qu’il ne faut pas se mentir, les Maliens ne font pas confiance aux hommes politiques, et de l’histoire d’opposition et majorité. Lui pendant 5 ans, était le Chef de file de l’opposition avec un budget de 500.000.000 FCFA, mais pendant longtemps on ne l’avait pas entendu non plus. Donc c’est au moment des élections présidentielles qu’on l’a entendu, c’est une figure importante pourtant, il n’a pas su incarner ce rôle de chef de file de l’opposition. Sinon, si les hommes politiques n’avaient pas failli, les religieux n’allaient pas apparaitre sur la scène politique.
Le président IBK propose un gouvernement d’union nationale, mais les manifestants n’en veulent pas. Les médiateurs de la CEDEAO proposent des législatives partielles, mais les manifestants n’en veulent pas. Quelle est la solution, à vos yeux ?
En réalité, la question du gouvernement d’union nationale est une question des mesures habituelles qui ont montré leur limite. L’une des solutions aujourd’hui, c’est de dissoudre l’AN, de mettre en place une constituante composée de toutes les catégories socioprofessionnelles, de dissoudre la CC qui cristallise aussi les tensions, et ensuite qu’IBK, lui-même sorte de la délégation du pouvoir, chaque fois qu’il y a un problème, au lieu de nommer un Haut représentant de quoi que ça soit, qu’il accepte de discuter directement avec le M5, et qu’ensuite qu’ils aillent vers une transition politique avec lui, éventuellement à sa tête, mais avec un gouvernement qui n’est pas forcement désigné par lui et ses proches, un gouvernement de consensus, après avoir dissout l’assemblée et la CC.
Donc, un vrai gouvernement d’union nationale pour s’attaquer notamment aux problèmes de la corruption.
S’attaquer aux questions de la corruption qui gangrène la société malienne est devenue naturellement un problème qui est naturel. Les affaires qui concernent les proches du régime ne bougent pas véritablement, à chaque fois on invente une histoire. Mais ce gouvernement d’union nationale, ne peut venir qu’après la dissolution de l’an et de la CC, et maintenant, on pourra mettre en place un gouvernement mis en place après une large concertation avec des acteurs du M5, avec un 1er ministre de plein pouvoir, et le président IBK, pourrait assurer la fonction honorifique, jusqu’à la fin de son mandat, en 2023.
Visiblement, le M5 est en travail de longue haleine, des manifestations à répétition, tous les vendredis, est-ce que cela va finir par payer ?
Pour moi, ça finira par payer parce que, si vous comparez les chiffres des manifestations des 5 et 19 juin dernier, le nombre a augmenté et la base s’élargit. Parce que le 5, c’était seulement à Bamako et Ségou ; maintenant le 19, on avait Tombouctou, Kayes, Ségou et cela peut permettre à la rue de gagner son pari et d’éviter toute récupération par l’armée et d’autres acteurs politiques.
Vous parlez de l’armée, est-ce que l’exaspération qui s’exprime dans la rue, elle existe aussi dans les casernes ?
Oui, elle s’exprime dans les casernes, parce qu’il y a beaucoup de militaires qui, à travers les médias, sur les réseaux sociaux font part de leur frustration. Si on prend même l’exemple de la police, un des représentants des syndicats de la police avait rejoint le M5, entre le 5 juin et le 19 (il a été suspendu de ses fonctions temporairement), mais on a vu beaucoup de vidéos de militaires de l’armée malienne qui dénoncent leur condition de vie, de travail. Aussi, les proches des militaires ont fait beaucoup de manifestations : on se rappelle sur la route de Sébénikoro, des femmes de Djikoroni-para avaient barricadé les voies, pour empêcher le président IBK de passer, on a aussi vu des différentes actions des militaires, des proches qui montraient leur frustration. Même si l’armée reste la grande muette, on sait que beaucoup d’entre eux sont solidaires aux actions qui se passent, même s’ils n’osent pas le dire.
Aïssétou Cissé