La démocratie doit favoriser l’alternance au pouvoir à travers des élections périodiques selon des dispositions constitutionnelles. Mais, faut-il résumer ce système politique aux seules élections aux dépens des valeurs qu’il est censé véhiculer ? Au Mali, on s’est accroché aux élections comme baromètre de la démocratie en piétinant constamment les valeurs et les principes démocratiques. Au finish, le réveil a été douloureux avec une série de coups d’État ayant mis à nu la fragilité du processus enclenché en mars 1991. Le Centre tricontinental (CETRI, une organisation non gouvernementale fondée en 1976 et basée à Louvain-la-Neuve, en Belgique) y a consacré en avril 2024 un article assez évocateur et qui démontre que les citoyens croient de moins en moins aux élections comme un moyen de la gouvernance vertueuse.
«Tous ceux qui brandissent les élections comme alternative à la stabilité du Mali ne se préoccupent guère de l’avenir du pays» ! Telle est la conviction affichée par un intellectuel malien sur les réseaux sociaux. Et cela en réaction à une déclaration des partis politiques après qu’ils aient été empêchés en début mai de faire leur meeting et d’animer leur conférence de presse. «Nous exigeons la fin effective de la transition politico-militaire au plus tard le 31 décembre 2025 et appelons à la mise en place d’un calendrier de retour rapide à l’ordre constitutionnel… Le Mali a besoin de démocratie, de dialogue, de justice, non de répression et de verrouillage», ont-ils réagi dans une déclaration publiée le 3 mai 2025.
Les élections constituent-elles un passage obligé vers l’ordre constitutionnel ? Même si elles sont un élément important du système, faut-il restreindre la démocratie aux seules élections aux dépens des valeurs qu’il est censé véhiculer ? Athènes (berceau de la démocratie) étant à l’origine du principe des élections, celles-ci font partie intégrante des composantes d’un État démocratique. Rappelons qu’une élection est une consultation populaire qui permet aux citoyennes et aux citoyens de se prononcer sur le choix de candidates ou de candidats et de partis politiques qui proposent des idées et des programmes différents. On comprend alors que la démocratie soit souvent réduite aux élections. Même si la croyance en l’efficacité de celles-ci (élections) décroit partout dans le monde. Et cela à mesure que croît la défiance envers la politique.
Dans les démocraties africaines, les élections constituent pour les puissances impérialistes un autre moyen d’avoir la mainmise sur la gouvernance de nos pays. Ce que Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla appellent «impérialisme électoral» dans «De la démocratie en Françafrique : une histoire de l’impérialisme électoral». Ils démontrent non seulement l’ingérence continue de la France dans les processus électoraux en Afrique de l’Ouest, de la colonisation à nos jours, mais aussi la mise en œuvre par le pouvoir colonial d’une «ingénierie de la fraude» (pression sur les électeurs et électrices, trucage, fausses inscriptions sur les listes électorales…) qui a été très largement reprise par les gouvernements africains indépendants.
Financement extérieur, droit d’ingérence des bailleurs de fonds dans la gouvernance
À partir du moment où nos élections sont financées de l’extérieur, il est difficile d’afficher une souveraineté totale en matière de gouvernance. C’est ce que déplore souvent l’écrivaine et l’altermondialiste Aminata Dramane Traoré en abordant la question. «C’est l’Union européenne qui contrôle les élections en Afrique, car elle finance, supervise et atteste les résultats ! Elle impose immédiatement au président élu la voie à suivre, c’est-à-dire ouvrir les marchés à ses entreprises», dénonce-t-elle. «Soit on ne fait pas de politique, soit on y entre sur la base des compromissions qu’on n’a pas la latitude d’expliquer à son peuple. Nos politiciens sont des prises de guerre, des otages, tous autant qu’ils sont», déplore Aminata Dramane Traoré.
Dans le discours politique et médiatique dominant, rappellent les deux auteurs, «la démocratie est le plus souvent réduite aux élections. A priori, les pays où les gens votent seraient démocratiques. Mais, cette assertion butte sur un double paradoxe. Les élections sont devenues la norme, y compris au sein de régimes autoritaires, voire dictatoriaux. De plus, la confiance en celles-ci tend à diminuer, au nom même de l’attachement aux principes démocratiques qui, lui (attachement), demeure important».
Ainsi, du Gabon à la Syrie (du temps de Bachar el-Assad) en passant par la Russie, les chefs d’État autoritaires se servent du vote pour légitimer leur pouvoir. La distinction entre les «fausses» et les «bonnes» élections (les premières seraient la règle en Afrique et dans d’autres pays du Sud, tandis que les secondes honoraient l’Occident), pour pertinente qu’elle puisse être a priori, n’en reste pas moins partielle et partiale. Et critiquer la manipulation, l’absence de liberté et de transparence de ces processus électoraux ne suffit pas». C’est le principe même des élections et la croyance en celles-ci qu’il faut interroger. Y compris au Nord. Ainsi, selon «l’enquête 2021 de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) sur les déterminants de la confiance dans les institutions publiques» (enquête sur la confiance), moins d’un tiers des personnes interrogées croient en l’efficacité du vote et «pensent que les pouvoirs publics tiendraient compte des avis exprimés lors d’une consultation de la population».
Seuls 38 % des Africains se disent satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans leur pays
En Amérique latine, selon le dernier (2023) «Latinobarómetro» (association à but non lucratif basée à Providencia, au Chili. Elle est chargée de réaliser le barómetro, une enquête d’opinion publique annuelle qui implique quelque 20 000 entretiens dans 18 pays d’Amérique latine, représentant plus de 600 millions de personnes), 48 % de la population seulement appuie la démocratie (15 % de moins qu’en 2010) et plus des trois quarts sont insatisfaits du régime démocratique. En Afrique, «seulement 38 % se disent satisfaits du fonctionnement de la démocratie dans leur pays». Et, paradoxalement, si deux tiers (66 %) des Africains préfèrent la démocratie à toute autre forme de gouvernement, seuls 42 % d’entre eux pensent que les élections ouvrent la voie à un gouvernement représentatif et redevable
Depuis 2020, l’Afrique de l’Ouest a été le théâtre d’au moins six coups d’État réussis. Entre 2011 et 2023, selon CETRI, la proportion de la population soutenant les élections a respectivement baissé de 15 et de 19 % au Mali et au Burkina Faso. Ainsi, les appels à «un retour à la démocratie» font abstraction du rejet de la classe politique et des gouvernements précédents. Et ils (appels) sont d’autant plus mal perçus qu’ils proviennent prioritairement de la France, qui n’a cessé d’intervenir dans les affaires intérieures de ces États. Ce n’est donc pas un retour, mais bien un changement qu’il faut viser.
Les forces de gauche sont aujourd’hui engagées dans une course contre-la-montre pour donner à la défiance et au ras-le-bol «un sens émancipateur» et les dégager des tentations autoritaires. Cela implique de se défaire du «fétichisme électoral» en prenant la mesure de la «soif de changement», en renouant avec «la critique libertaire du système électoral et de la démocratie représentative» et en ouvrant l’imaginaire politique aux expressions d’une démocratie (davantage) égalitaire et directe. L’échec de la démocratie à déraciner les maux comme la corruption, la délinquance financière, le népotisme… prouve que «la qualité de la gouvernance n’est pas liée à la nature du système politique (théocratie, république, monarchie, démocratie, oligarchie, féodalité, despotisme, dictature ou totalitarisme)». La preuve est que le pays le moins corrompu au monde est une monarchie constitutionnelle, le Danemark !
Aujourd’hui, les Maliens aspirent beaucoup plus à une gouvernance vertueuse que la démocratie n’est pas parvenue à instaurer en 34 ans. Et cela parce que l’éveil d’une conscience politique et citoyenne fait qu’ils sont de plus en plus nombreux à comprendre que les difficultés du pays à émerger sur les plans économique et social sont liées à la mauvaise gestion de ses richesses et de ses ressources, et qu’une gouvernance vertueuse sonnerait «le glas de la sempiternelle bataille de chiffonniers motivée par les conflits d’intérêts et renforcerait la cohésion autour des préoccupations communes, telles que l’insécurité, la stabilité et le développement du pays». On comprend alors pourquoi, selon des sondages indépendants, les élections (donc le retour à l’ordre constitutionnel) n’est pas une priorité absolue pour les Maliens.
Hamady Tamba
Avec le Centre tricontinental (CETRI)