mardi 8 octobre 2024
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Françafrique : Que fait la France en Afrique ?

II   De la Raison d’État à la Mafiafrique

« J’ai dû recevoir dans mon bureau quatre cents assassins et deux milles trafiquants de drogue. On ne peut pas ne pas se salir les mains avec l’Afrique ».

Bruno Delaye, ex-responsable de la cellule africaine de l’Elysée, Le Figaro, 12/01/1998

Lorsqu’en 1974, le président Giscard d’Estaing limoge Jacques Foccart*, le réseau pyramidal de ce dernier, privé de tête, semble voué à l’éclatement. L’effondrement du bloc soviétique et de l’apartheid vont également fragmenter les enjeux politiques africains. Le réseau initial de Jacques Foccart, dont la stratégie de Raison d’État était directement contrôlée par l’Élysée, va apparemment se dissoudre en plusieurs réseaux développant leurs propres stratégies. La politique africaine de la France semble désormais ne plus relever de décisions centralisées, fussent-elles inavouables, mais être le résultat aléatoire d’un  »jeu de fléchettes » autour d’enjeux alléchants : le détournement de l’aide publique au développement, l’exploitation lucrative des matières premières, le financement parallèle de la vie politique française, un “terrain de jeux”, de primes et de promotions pour les militaires, le blanchiment d’argent, le trafic d’armes et de drogues.

La Françafrique se transforme en une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et en lobbies, parmi lesquels nous citerons :

– Des réseaux politico-affairistes, dont le néogaullisme constitue la  »colonne vertébrale ». Les plus puissants seront ceux de Charles Pasqua et de Jacques Chirac. Ce dernier réussit en 1986 à s’accaparer une grande partie des réseaux françafricains en nommant Jacques Foccart son conseiller personnel à Matignon, profitant ainsi de son  »héritage » et de ses conseils. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, dont le fils dirigea de 1986 à 1992 la cellule africaine de l’Elysée, ont aussi développé leurs propres réseaux, articulés aux précédents. D’autres personnalités politiques ont également cherché à cultiver des réseaux françafricains, de moindre importance : Alain Madelin, Michel Rocard, Michel Roussin après son émancipation du giron chiraquien, etc. Tous ces réseaux se tissent avec une complicité entre la droite et la gauche de l’échiquier politique. Réactivés généralement à l’approche des élections, ils permettent -entre autres- le financement occulte de partis politiques.

* Jacques Foccart fut ensuite conseiller pour l’Afrique du président Georges Pompidou, puis conseiller personnel de Jacques Chirac à Matignon (1986-1988), puis à l’Élysée de mai 1995 jusqu’à sa mort en 1997.

– La cellule africaine de l’Elysée et le COS (Commandement des Opérations Spéciales), deux structures directement reliées au président de la République et agissant en dehors de tout contrôle démocratique.

– Les principaux services secrets. La DGSE (contre-espionnage) est très présente en Afrique, mais aussi la DRM (renseignement militaire), la DST (surveillance du territoire), le SCTIP (coopération et renseignement policiers au service des ministres de l’Intérieur), ou encore la DPSD (sécurité militaire), des membres de celle-ci s’étant illustrés dans le trafic d’armes et le recrutement de mercenaires. En France, le fonctionnement et le financement de ces services restent opaques, sans contrôle démocratique.

– Le lobby militaire. Le haut état-major français est majoritairement constitué d’officiers ayant fait une carrière accélérée en Afrique. Pour ces derniers, il est hors de question que l’armée française se détache d’une Afrique qui constitue en quelque sorte leur identité, la source de nombreux privilèges.

– Des multinationales aux stratégies de monopole : TotalFinaElf, Bouygues et Suez (BTP, eau), Bolloré* (transports), Rougier** (bois), Pinault (distribution), Castel (boissons), etc.

– L’extrême droite et les mercenaires. Les passerelles sont nombreuses entre des sociétés de mercenaires agissant en Afrique et le fameux  »Département Protection Sécurité » (DPS) du Front National. Notons le recours de plus en plus fréquent aux sociétés de mercenaires, dotées d’armement lourd, dans les “zones grises” de la planète – dont beaucoup en Afrique.***

– Un certain nombre d’excroissances de la franc-maçonnerie, notamment la Grande Loge Nationale Française (GLNF). Située très à droite, c’est la seule grande obédience française rattachée à la très puissante franc-maçonnerie américaine. Presque tous les  »présidents » agréés par la Françafrique y ont été initiés (Bongo, Sassou N’Guesso, Biya, Déby, Compaoré…) ainsi qu’un panel de plus en plus déterminant de personnalités françaises de la politique, la finance, les industries sensibles (c’est-à-dire ?), l’armée, les services secrets, les médias (TF1 en tête), la justice.**** Pour gérer autant d’actions illégales et générer, faire circuler et répartir autant d’argent sale, il faut des réseaux d’initiés, habitués au secret.

Ajoutons enfin des ONG de façade, des trafiquants en tout genre et bien sûr la mafia transnationale : dans un contexte de concurrence exacerbée entre grandes puissances, la criminalité financière et internationale (russe, israélienne, libanaise, chinoise, américaine) convoite à son tour le continent africain, drainant un cortège de marchands d’armes, intermédiaires, spéculateurs, trafiquants, blanchisseurs d’argent, etc.

Ces réseaux s’entremêlent. Gage d’assistance mutuelle et d’omerta, des  »solidarités » se sont tissées entre la classe politique, la hiérarchie militaire, les Services, la justice, les médias, les groupes industriels, la haute finance, les administrations. En témoigne le parcours de certains acteurs incontournables de la Françafrique, tel Michel Roussin, ancien n°2 de la DGSE, proche de la GLNF, directeur du cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris (et à ce titre mis en cause dans la gigantesque razzia sur les marchés publics franciliens), ministre de la Coopération en 1993, haut responsable du groupe français Bolloré (qui a, entre autres, le monopole des transports en Afrique francophone), “Monsieur Afrique” du MEDEF. Ou encore Jérôme Monod, ancien PDG de Suez-Lyonnaise des Eaux, ancien secrétaire général du RPR, éminence grise de Jacques Chirac, expert à la Banque Mondiale. Citons également Bernard Courcelle, ancien membre du groupe 11 (elf en allemand), groupe de mercenariat actif en Afrique, ancien responsable de la sécurité du groupe Luchaire (qui fournit des armes à l’Irak et l’Iran). De 1990 à 1993, il est chargé de la sécurité du musée d’Orsay (où Anne Pingeot, madame Mitterrand bis, est conservatrice), puis, en 1994, il devient directeur du DPS de Jean-Marie Le Pen, avant d’être brièvement directeur de la garde-présidentielle du président congolais (Congo-Brazzaville) Denis Sassou Nguesso, et, enfin, chargé de la sécurité des installations pétrolières françaises au Gabon. Nous pourrions multiplier les exemples.

Toute cette illégalité prospère confortablement : en Afrique francophone, les contrôles sont impossibles, tant les traces écrites et leur conservation restent peu développées. Summum de l’opacité, les paradis fiscaux constituent la pierre de voûte de ce système en permettant le blanchiment de l’argent  »françafricain » en toute impunité. L’énorme masse d’argent détournée installe ces réseaux dans une formidable opulence et capacité corruptrice. Ils s’autonomisent en un système quasi-mafieux. En arrière-plan, un insondable mépris à l’égard des populations africaines de ces pays.

Les réseaux de la Françafrique constituent en effet les meilleurs systèmes de prédation des richesses africaines. Ils permettent d’effectuer tout type de montages politico-financiers :

– un ministre de l’Intérieur incite ses services secrets à attiser une guerre civile dans un pays d’Afrique et faire en sorte que les deux factions ennemies s’approvisionnent en armes auprès d’une entreprise créée par des proches de ce même ministre de l’Intérieur. – un homme politique proche du Ministère des affaires étrangères s’arrange pour débloquer une partie de l’aide publique au développement vers un pays d’Afrique. Le chef d’État africain  »remerciera » son bienfaiteur par un virement sur un compte en Suisse. – un ministre fait en sorte de confier un grand  »projet de développement » (barrage, pipe-line, etc.) à une grande multinationale française qui  »remerciera » le décideur par quelques virements bancaires au profit d’un parti politique. – un président de Conseil Général confie tous les projets de  »coopération décentralisée » de son département à une entreprise d’un de ses amis. Celui-ci surfacturera les constructions et enverra un certain pourcentage sur le compte du président dans un paradis fiscal.

L’exemple de l’Angolagate est significatif. Lors de cette affaire de vente d’armes au gouvernement angolais, de nombreuses personnalités françaises ont touché des commissions, légales ou non. Cette vente a été pilotée par un intermédiaire francocanadien, Pierre Falcone, et un homme d’affaires franco-israélo-canado-angolais d’origine soviétique, Arcadi Gaydamak, proche des services de renseignement russes et de certains oligarques russes. La banque Paribas (aujourd’hui BNP Paribas) est impliquée. Parmi les personnalités soupçonnées d’avoir reçues des commissions, citons Jean-Christophe Mitterrand, Paul-Loup Sulitzer, Jacques Attali. Incarcéré de 2000 à 2001, Pierre Falcone a finalement été nommé par le gouvernement angolais ambassadeur de ce pays à l’Unesco en 2003, ce qui lui assure une immunité diplomatique. Arcadi Gaydamak est en fuite en Israël mais reste toujours actif. En mars 2006, il songeait à racheter le journal France-Soir, moribond, par le biais de son groupe de presse Moscow News. En décembre 2000, Jean-Christophe Mitterrand sera écroué pour « complicité de trafic d’armes, trafic d’influence par une personne investie d’une mission de service public, recel d’abus de biens sociaux, recel d’abus de confiance et trafic d’influence aggravé ». Il sera libéré le 11 janvier 2001 après avoir accepté le versement d’une caution de 5 millions de francs, réunie par sa mère Danielle Mitterrand.

ENCADRE

Illustration : le  »réseau Pasqua »

Omniprésent dans les ouvrages consacrés à la Françafrique, le  »réseau Pasqua » était considéré dans les années 80 comme l’un des plus puissants réseaux d’influence de la Vème République française.

Activiste du parti gaulliste, le RPF, puis du RPR, Charles Pasqua était un proche de Jacques Foccart, avec qui il fonda le tristement célèbre Service d’Action Civique.* Ministre de l’intérieur de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1995, il a contribué à créer la SOFREMI, Société française d’exportation du ministère de l’Intérieur, dont les actionnaires étaient l’État, Thomson et Alcatel. La SOFREMI était spécialisée dans les ventes d’armes et fut impliquée dans l’Angolagate via l’un de ses intermédiaires Pierre Falcone. Le fils de Charles Pasqua, Pierre-Philippe Pasqua, était lui-même spécialisé dans les ventes d’armes, via la société CECRI.

Le  »réseau Pasqua » était actif au sein de l’entreprise Elf, via Alfred Sirven, proche des services secrets, ou encore André Tarallo, tous deux mis en cause dans l’affaire Elf et accusés d’avoir détourné des centaines de millions de francs. Citons le rapport de la mission d’information parlementaire pétrole et éthique, qui en 1999 précisait que « les réseaux de M. Charles Pasqua restent très actifs et intéressent fortement les gouvernements africains […] Les corses sont très présents dans la police, l’armée, la criminalité organisée, le personnel politique. Ils étaient représentés par André Tarallo dans le domaine du pétrole et par M. Bernard Dominici au ministère des Affaires étrangères. »

Charles Pasqua était un intime des frères Feliciaggi, hommes d’affaires corses spécialisés dans les loteries et casinos, en France comme en Afrique. Robert Feliciaggi est notamment impliqué dans l’affaire du casino d’Annemasse : il aurait financé la campagne européenne de Charles Pasqua en échange d’une autorisation d’implanter ce casino. Les frères Feliciaggi étaient eux-mêmes en relation étroite avec Nadhmi Auchi, banquier pionnier de l’interconnexion des paradis fiscaux, ancien actionnaire n°1 de la BNP Paribas et n°5 d’Elf, principal actionnaire de la Banque continentale du Luxembourg, réputée pour ses opérations de blanchiment, qui est aussi la banque du Hutu Power, le parti génocidaire rwandais.

Président du Conseil Général des Hauts de Seine pendant presque 20 ans, Charles Pasqua avait constitué, avec Elf, Bouygues, la Générale des Eaux et la Lyonnaise des Eaux, une Société d’Economie Mixte baptisée Coopération 92. Au titre de la coopération décentralisée, cette société recevait 1% du budget départemental, soit 70 millions de francs par an, pour des destinations troubles. Enfin, Charles Pasqua avait tissé de nombreuses relations avec les potentats africains. Dans Le Monde du 4 mars 1995, il déclarait : « Je suis copain avec tous les chefs d’Etat africains. J’ai avec eux des relations directes. ». Charles Pasqua a enfin contribué à la carrière politique de Nicolas Sarkozy, devenu lui aussi président du conseil général des Hauts de Seine, puis Ministre de l’intérieur.

Sources : l’association Survie.

A suivre

COULIBALY

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