A cette question, nous avions, dans notre précédente livraison, répondu par la négative. Ce n’est pas l’institution du Sénat qui, en elle-même, est en cause, mais l’esprit dans lequel l’ «Accord pour la paix et la réconciliation nationale issu du processus d’Alger » veut nous l’imposer. Il s’agit, pour les auteurs de ce texte qui, à ce jour, s’est révélé inopérant dans sa mise en œuvre, de nous imposer une institution destinée à valoriser des notabilités traditionnelles choisies par voie de désignation par le président de la République. Ce qui nous est proposé n’est pas nouveau, c’est le retour à la forme d’administration qu’avait pratiquée la France en milieux nomades sahariens sous la dénomination « principe de responsabilité ». Aussi, estimons-nous que revenir à cette formule, à l’ère où les populations veulent se reconnaître en des responsables qu’ils se sont librement choisis par voie d’élections, l’institution du Sénat serait faire preuve d’archaïsme et d’anachronisme. Anachronisme car l’esprit qu’elle sous-tend avait déjà été rejetée sous les régimes de la Première République, du Comité Militaire de Libération Nationale et de la Deuxième république. A ce rejet est consacrée notre contribution de cette semaine, la dernière sur la question.
III. INDEPENDANCE NATIONALE ET AUTORITES COUTUMIERES
L’US-RDA avait donc sa politique concernant les régions sahariennes de notre pays et avait le souci de promouvoir leur développement en se gardant de tout mettre à bas en un seul jour. Cette politique est ainsi résumée : « … il faut néanmoins dire que tant que le vieil Attaher vivra il nous faudra dans notre action avancer avec beaucoup de circonspection dans l’Adrar car il est incontestable qu’il continue à symboliser l’unité de ce pays et jouit d’une autorité morale confinant à la vénération. »
Attaher Ag Illy s’éteint en 1962, à un âge très avancé. Sa succession est ouverte. Deux candidats sont en lice : ses deux fils, l’aîné, Zeyd qui a la faveur des notabilités de l’Adagh et le cadet Intalla soutenu par l’Etat. Le premier précipite sa déchéance politique en déclenchant la rébellion dite de 1963. Elle est réprimée avec la dernière sévérité. Le pouvoir en profite pour raffermir ses assises. Au nom de l’unité nationale, les mesures socialisantes prises dans le Sud sont appliquées, sans restriction aucune, au Nord : la scolarisation devient obligatoire, de même que le mariage civil et la soumission à l’impôt, le franc malien est imposé, le commerce privé interdit. Ces mesures étaient destinées à effacer toute différenciation entre citoyens d’un même Etat dans un Adagh placé sous administration militaire.
En 1968, le CMLN succède à l’US-RDA comme instance dirigeante. Elle ne remet en question aucune des mesures ci-dessus énumérées même s’il assouplit les rigueurs de l’administration. Les chefs de la rébellion, emprisonnés à Bamako, sont libérés et la prudence recommandée par Bakara Diallo à l’égard de la chefferie traditionnelle reste respectée. En un mot, il s’agit de poursuivre l’intégration de populations au sein de l’Etat malien.
La situation change avec la création de l’Union Démocratique du Peuple Malien (UDPM). Les structures de base, comités, sous-sections et sections doivent être animées. De nouveaux responsables politiques émergent. Dans les localités du Sud, cela se fit sans problème majeur. Au Nord, il en est allé autrement. Comment assurer, à égalité, la représentation des Négro-Africains et des Arabo-Berbères au sein des instances et organes du nouveau parti ? Telle est la question qui le CMLN ne s’est pas posée. Sous le régime précédent, les Arabo-Berbères étaient plus que sous-représentés ; pas parce qu’ils étaient victimes d’une discrimination, mais parce que, durant toute la période coloniale et les moments de lutte pour l’émancipation nationale, ils ont, délibérément, choisi de se mettre à l’écart de toute activité politique.
Sur ce point, ce passage très édifiant d’un dialogue entre un cadre français de l’administration coloniale, Gabriel Feral qui eut à servir en Mauritanie, au Niger et au Soudan Français et le chef Kounta Badi.
( Badi) m’a expliqué la chose suivante, qui est à la fois passionnante et poignante. (…) Il m’a dit : « Voilà ! Je crois que tu nous connais, tu parles un peu notre langue. Si je te pose une question, tu réponds ? ». J’ai acquiescé. Il a alors poursuivi : « Est-ce que tu sais quand les Européens vont partir ? » (Nous étions en 1955). J’ai dit que non. Il reprit la parole : « Mais vous repartirez un jour ! Quand vous partirez, c’est Bamako qui va commander, ce sont les sédentaires, les Nègres … » Je lui ai répondu que cela paraissait logique … Il me dit alors : « Bon, j’ai un projet, je vais t’en parler, pour ne pas que tu n’entendes parler de cela par des bouches mal intentionnées ; maintenant, les choses ne se font plus avec le fusil, avec la tukobu, tout cela c’est fini, cela se fait avec le vote, avec les élections. Or nous, les nomades, nous sommes en minorité, et on ne pèsera quelque chose que si l’on s’unit et si l’on commence à avoir des conseillers territoriaux. Ce que je veux faire, avec ton accord, c’est partir faire un grand tour dans l’Adrar voir les Touaregs, leur expliquer que les vieilles histoires, les vieilles rivalités, c’est fini, on n’en parle plus ; maintenant, devant nous, il y a un problème qui est pratiquement un problème de survie, et je vais leur demander, à tous : « Faites-vous inscrire sur les listes électorales, on a un commandant qui risque d’accepter, allez-y, allez-y … ! ». Et Badi est parti et il m’a envoyé, de temps en temps, un émissaire. Puis un jour, quatre mois après, il m’a réinvité pour un week-end. J’ai vu devant moi un homme défait, qui m’a dit : « Mon Commandant, nous sommes foutus ! Les Touaregs n’ont rien compris, ils vivent dans le passé, sous leurs anciennes rivalités, leurs anciennes haines, et il y en a même un qui m’a dit : “Pour nous, l’essentiel est que les Français foutent le camp ! et ils n’ont pas accepté ‘’. (Cf. Nomades et commandants. Administration et sociétés nomades dans l’ancienne A.O.F. Editions Karthala, page 111).
Ainsi se trouve exposée, par voix autorisée, la cause d’une prétendue marginalisation des Arabo-Berbères par « les pouvoirs noirs » de Bamako et de Niamey : ce sont les intéressés eux-mêmes qui ont choisi de se tenir à l’écart de toute évolution politique. L’US-RDA les a aidés à combler ce déficit en favorisant la promotion de quatre Arabo-Berbères durant la période de l’autonomie interne. A la naissance de l’UDPM, ils ont essayé de surmonter le handicap en investissant les structures du parti dans tout le Nord. La faute fut alors commise : le régime, pour l’émergence des nouveaux responsables politiques les a favorisés, au détriment des Négro-Africains. La conséquence : « Depuis son Congrès Constitutif de 1979, l’union Démocratique du Peuple Malien a orienté ses actions en direction de ces populations. Ainsi, les nomades détiennent la quasi-totalité des postes de responsabilité au sein du Parti, dans leurs circonscriptions :
– Section de Diré : postes de député et de secrétaire général adjoint ;
– Section de Goundam : postes de Secrétaire Général et de député ;
– Section de Gouma-Rharous : postes de Secrétaire Général et de député ;
– Section de Bourem : poste de Secrétaire Général adjoint,
– Section de Tombouctou : postes de Secrétaire Général et de député ;
– Section d’Ansongo : poste de député ;
– Section de Ménaka : membre du BEC et postes de Secrétaire Général et de député ;
– Section de Kidal : postes de Secrétaire Général et de député.
C’est dire que sur dix sections, huit sont entièrement dirigés par les représentants de la communauté nomade. Ils siègent au Bureau Exécutif Central, à l’assemblée Nationale et dans les bureaux de l’Union Nationale des Jeunes du Mali. » (Extrait du Livre blanc sur les événements survenus en VIè et en VIIè régions du Mali, produit par le gouvernement malien à la suite des accusations de génocide proférées contre lui par le pouvoir socialiste mitterrandien).
Nous avons parlé de faute. En effet, avec le souci d’intégrer les Arabo-Berbères à la communauté nationale, le régime de l’UDPM s’est privé de la contribution de qualité qu’auraient apportée les communautés de culture songhoï au cas où il aurait favorisé une politique d’équilibre entre les deux composantes de la population du Nord. Cette faute que l’US-RDA avait su éviter, les dirigeants actuels sont en train de la rééditer. Ses effets pourraient être atténués par le multipartisme, mais la création du Sénat ne pourrait que l’accentuer. Aussi, dès le début de cette contribution avions-nous avance que cette création ne saurait nullement être une contribution à la crise que connaît le Nord de notre pays.
D’abord, cette création serait un anachronisme qui ne tiendrait pas compte de la sourde révolution qui travaille actuellement, de l’intérieur, les communautés arabo-berbères. Partout, les autorités traditionnelles, en particulier en milieu touareg, sont contestées. Et la contestation ne date pas d’aujourd’hui comme permet de s’en rendre compte le suivi des événements depuis le déclenchement de la deuxième rébellion des Kel Adagh. Les anciennes hiérarchies ne donnent plus satisfaction.. Avec la scolarisation, les mentalités ont évolué. Chamanamas, Imghads et Bellahs tiennent à s’affirmer. La reprise des hostilités après les Accords de Tamanrasset a, pour cause, le rejet de la tutelle trop affirmée des Kel Adagh sur les autres tribus ; d’où la cration de mouvements rebelles dissidents : le FPLA, l’ARLA, entre utres. Le 6 mars 1994, l’incroyable s’est produit : l’aménokal de Kidal, le très influent Intalla Ag Attaher est enlevé par l’imghad El Hadj Gamou et séquestré dans les monts du Tigharghar pendant 72 heures avant d’être libéré. Aujourd’hui, la farouche opposition entre la CMA et la Plateforme n’a d’autre cause que la volonté affirmée des anciens vassaux de secouer la tutelle de leurs suzerains en ruinant l’autorité de ceux-ci dans l’Adagh.
Ensuite, la création du Sénat, avec le découpage administratif actuel du Nord du Mali et la possibilité qui serait donnée au chef de l’Etat de nommer le 1/3 de ses membres, ne ferait qu’exacerber les oppositions entre Arabo-Berbères et Négro-Africains au sein d’un Etat déliquescent, incapable d’arbitrer entre différentes communautés. Par le passé, ces oppositions se sont manifestées de façon violente avec la création et les actions du Ganda-Koy. Récemment, elles se sont ranimées avec celle du mouvement Ir Ganda.
CONCLUSION
Ce qui s’est produit avec « le premier président démocratiquement élu du Mali » risque de se reproduire avec celui qui fut, à l’époque, son Premier ministre. En accédant au pouvoir en juin 1992, Alpha Oumar Konaré a trouvé signé le Pacte National. Il s’y est accroché comme qui en danger s’accrocherait à une bouée de sauvetage. Dans son discours du 28 mai 1994 prononcé à Koulouba « devant les représentants des partis politiques, de la société civile, des représentants des MFUA, des notabilités du Nord et des Forces Armées et de Sécurité », il présente le Pacte National en ces termes : «… il n’y a pas d’alternative au Pacte National, hors l’aventure et la nation déchirée. »
Plus loin, il développe cette conviction en ces termes : « Le Pacte National est notre volonté commune de réaliser la paix, de vivre ensemble, de mieux vivre ensemble (…) Le Pacte, c’est une confiance mutuelle ! le Pacte est modération, tolérance, ouverture. Ceux des Mouvements et Fronts Unis de l’Azawad qui sont venus à la table de la paix le 11 avril 1992, n’en doutez pas, Mesdames et Messieurs, sont nos compagnons de route pour un Mali démocratique, pour la vie. J’atteste pour beaucoup de leur ardent patriotisme… »
C’était le 28 mai 1994. Une semaine après, le 4 juin 1994, le cap du Mouvement Patriotique Ganda Koy est attaqué à Fafa par des éléments du MFUA. Le 6, le commandant Boubacar Sadek du Front Islamique Arabe de l’Azawad (FIAA) trouve la mort au cours d’un accrochage entre groupes rebelles près de Gao. Le 8, une attaque dirigée sur Niafunké fait 9 morts. Le 9, se sentant abandonnés par le pouvoir central, les Peuls, à l’instar des Sonrhaï, créent le Lafia, un mouvement d’autodéfense. Ainsi, seulement une décade après le discours du chef de l’Etat, le Nord du Mali est au bord de la guerre civile.
Or, les propos que tiennent, actuellement, nos gouvernements se prononçant sur l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger ne sont pas sans rappeler ceux d’Alpha Oumar Konaré en 1994. De la date de sa signature à ce jour, il y a eu, selon ces gouvernants, beaucoup d’avancées. Ils ont raison. Mais, ce sont, uniquement, des avancées sur le papier et des concessions sans contrepartie faite aux rebelles. Ce qu’il faut intégrer, c’est que nous avons, en face de nous, des gens qui, forts du soutien des Puissances d’Argent, ont fait de la rébellion un fonds de commerce sans jamais se départir de leur objectif à terme : la sécession.
Aussi, la solution : dans un mouvement unanime, nous affranchir de la tutelle néocolonialiste et impérialiste, redevenir ce que nous avons été de septembre 1960 à mars 1991, reconstituer nos forces armées et de sécurité pour reprendre en mains notre destin. C’est difficile. Ce n’est pas impossible.
Diaoullèn Karamoko Diarra. LE SURSAUT