Le coup d’Etat du mardi 19 novembre 1960 s’est conclu par le renversement de Modibo Keïta, Secrétaire général de l’Union Soudanaise RDA, président du Conseil de gouvernement de la République du Mali, Chef de l’Etat. Dans nos précédentes livraisons, nous vous avons indiqué comment le lieutenant Moussa Traoré s’y était pris pour réussir un coup si audacieux et l’accueil qui a été réservé à l’annonce du coup d’Etat par les Bamakois. Mais, qui est celui que les militaires ont renversé après qu’il eut géré le Mali de 1960 à 1968 ? Notre livraison de ce jour apporte à la question quelques éléments de réponse.
De Modibo Keïta ne sont généralement retenus que des aspects positifs d’une présidence de huit années. Cependant, il existe bien des aspérités que l’on tente de gommer mais qui sont difficiles à gommer.
Ce qui, en premier lieu, n’est pas suffisamment connu est que, de 1946 à 1956, par conséquent, dès le départ, l’Union Soudanaise, section territoriale du Rassemblement Démocratique Africain (US-RDA) est traversée par deux courants dont l’opposition se prolongera jusqu’à nos jours : un courant dit « modéré » et un courant considéré comme radical ; le premier, représenté par des militants regroupés autour de Mamadou Konaté et, le second, par Modibo Keïta et ses partisans.
Cette opposition se manifeste, la première fois en 1952, à l’issue du congrès ordinaire du parti : Tiémoko Diarra, conseiller de l’Union française de qui il sera davantage question dans notre prochaine livraison, pour contrer les prémisses d’une mainmise de Modibo Keïta sur le regroupement, préconise la création du poste de président à attribuer à Mamadou Konaté. Tiémoko Diarra remporte une manche, le poste sera créé, attribué à Mamadou Konaté. Mais Modibo Keïta a la rancune tenace : il prend sa revanche en 1953 en empêchant celui qui s’est posé en rival contre sa personne de se faire réélire conseiller territorial à l’Assemblée de l’Union Française malgré le soutien de l’un des principaux bailleurs de fonds du parti, Maraba Kassoum Touré. Cela eut, comme conséquence, l’éviction de Tiémoko Diarra du Bureau Politique de l’US-RDA. Il entraîne, dans sa disgrâce, bon nombre de militants de la première heure dont Abdoulaye Singaré et Ibrahim Sall.
L’opposition entre les deux tendances sera exacerbée entre 1966 et 1968 : progressivement, Modibo Keïta élimine tous les responsables de la tendance modérée.
Il a commencé par être un brillant second évoluant sous la tutelle de Mamadou Konaté dont l’œuvre reste à découvrir. Il émerge à partir de 1956, à la suite du décès de son mentor, suivi, quelque temps après, de celui de son principal rival, Tiémoko Diarra. Ces deux décès ont contribué à fragiliser l’aile modérée de l’US-RDA et facilitera l’ascension de Modibo Keïta qui, de conférences territoriales en congrès, éliminera, progressivement, tous les tenants du courant représenté par Mamadou Konaté.
Avec des hommes comme Jean Marie Koné, Mamadou Madéra Kéita, Idrissa Diarra, Mahamane Alassane Haïdara, et une femme, Aoua Keïta, il constitue le noyau d’une équipe dynamique qui, progressivement, va imposer l’US-RDA comme premier parti politique du Soudan Français. A ce titre, avec l’application de la Loi- Cadre, plus connue sous la dénomination Loi Defferre, il sera appelé, par les autorités coloniales, à constituer le premier et unique gouvernement territorial du Soudan (1956-1958). Pris par ses fonctions de vice-président de l’Assemblée nationale et de sous-secrétaire d’État à la France d’Outre-mer, dans le gouvernement de Maurice Bourgès-Maunoury, il laisse son second, Jean Marie Koné occuper les fonctions de vice-président du conseil du territoire soudanais, le président du conseil étant le représentant de l’autorité de tutelle, le gouverneur du Soudan Français.
En septembre 1958, lors du référendum proposé par Charles de Gaule, il opte pour le « oui », devient membre de la Communauté Franco-Africaine et, avec la Sénégal, va créer l’éphémère Fédération du Mali. Le 20 août 1960, le Sénégal se retire de la Fédération et proclame son indépendance. Modibo Keïta fait appel à la France et à l’ONU pour empêcher la sécession. Il échoue, se résout à l’échec et, le 22 septembre 1960, à l’issue d’un congrès extraordinaire devenu historique, l’US-RDA va proclamer l’indépendance de la République du Mali et engage le pays dans une « voie de développement non capitaliste ».
Cependant, une fois l’indépendance conquise, des dissensions internes dont les origines remontent aux premières années de sa création vont miner ce parti avec l’opposition entre les deux tendances dont il a été question plus haut, toutes deux aussi nationalistes l’une que l’autre.
Dans un premier temps, s’inspirant de l’exemple de Mamadou Konaté, Modibo Keïta arbitre entre les deux tendances. Par la suite, il met à profit ces dissensions pour se débarrasser de la vieille garde. Ce sera, sinon une faute politique, du moins une erreur dont les conséquences seront la perte du pouvoir par le parti et par son premier responsable.
Mais, avant sa chute, Modibo Kéita s’impose par une série de réalisations que ses héritiers, à juste titre, ne cessent de magnifier.
En effet, entre le 22 septembre 1960 et le 19 novembre 1968, Modibo Kéita transforme l’ancienne colonie du Soudan Français devenue République du Mali en un vaste pays en construction dans tous les domaines. Ayant reçu, de la part des participants au congrès extraordinaire du 22 septembre 1962 un mandat impératif pour transformer la colonie en un État moderne, il ouvre plus d’un chantier.
Des lois sont adoptées et promulguées pour servir d’assises à cet État et consolider les fondements de l’unité nationale. Une armée nationale, une milice populaire et une brigade de vigilance sont créées pour assurer la défense du territoire nationale et rendre effective la sécurité des citoyens et de leurs biens. Le monde rural est organisé pour atteindre l’autosuffisance alimentaire et permettre, par les ressources générées grâce à la commercialisation étatisée, l’industrialisation du pays. Le commerce devient monopole d’État pour ravitailler l’ensemble du territoire national en denrées de première nécessité à des coûts abordables. Le système éducatif est réformé afin de créer une école adaptée aux réalités nationales et ouverte sur le monde extérieur. Une diplomatie fondée sur la politique du bon voisinage, la coexistence pacifique et le neutralisme positif assure au Mali le rayonnement sur la scène internationale.
Et pourtant, Modibo Keïta et l’US-RDA, le 19 novembre 1968, perdent le pouvoir au profit de l’armée qui s’en empare, sans coup férir, à la suite d’un coup d’État accueilli dans l’allégresse populaire. Le coup de force a, pour investigateurs, des officiers subalternes, des lieutenants qui, une fois l’acte consommé, ont coopté des capitaines. Ils ont, à leur tête, Moussa Traoré qui a, chaque fois que l’occasion lui en a été donnée, rappelé les raisons pour lesquelles l’armée a pris le pouvoir le 19 novembre 1968 : au plan politique, la violation des textes fondateurs de l’US-RDA et de l’État malien, au plan économique, le marasme ; au plan social, la suppression des libertés individuelles et les abus.
L’on pourrait contester ces raisons. Mais l’on éprouverait des difficultés pour prouver le contraire. En effet, plutôt que de prendre partie, l’on peut se référer à certaines lectures susceptibles d’édifier sur l’état dans lequel se trouvait le Mali à la veille du coup d’Etat et sur le sentiment de libération qu’il a suscité chez les populations.
Parmi ces lectures, celles de livres rédigés par quatre historiens : Bintou Sanankoua, Modibo Diagouraga, Pierre Campmas et Joseph Roger de Benoist ; lectures que l’on compléterait avantageusement par celles d’essais rédigés par deux économistes : Amadou Tiégoué Ouattara, Samir Amin et par un politologue : Cheick Oumar Diarrah ainsi que par des jugements formulés par des collaborateurs de Modibo Keïta : Jean-Marie Koné, quelques jours après la chute du régime, Aoua Keïta, dans son autobiographie, Femme d’Afrique, Salah Niaré, à l’occasion de la célébration du centenaire de la naissance de Modibo Keïta.
Historiens, économistes, essayistes comme compagnons de route autorisent à conclure qu’après avoir suscité l’enthousiasme populaire avec les choix effectués à la suite de l’historique congrès du 22 septembre 1960, l’US-RDA n’a pas su répondre aux aspirations du peuple malien, que cela soit dans le domaine politique, comme dans le domaine économique ou social, même si, au plan de la politique extérieure, elle a fait connaître au Mali un rayonnement international. Donc, des insatisfactions aux plans politique, économique et social.
Sous la colonisation, au Soudan Français, de parti minoritaire a largement devancé son rival, le Parti Progressiste Soudanais (PSP) de Fily Dabo Sissoko, l’US-RDA devient, à partir de 1956, parti majoritaire grâce au concours de trois couches sociales : celles des paysans, des commerçants et celle des petits fonctionnaires évoluant dans l’administration coloniale.
Au lendemain de l’indépendance, pour chacune de ces couches, c’est la désillusion. Dans le même temps, l’organe dirigeant, le Bureau Politique National (BPN), est handicapé dans son fonctionnement et ses actions par une opposition entre tendances rivales, avivée par l’aspiration au renforcement de son pouvoir nourrie par le Secrétaire général, Modibo Keïta.
Avant 1960, pouce par pouce, l’US-RDA a conquis le terrain précédemment occupé par le PSP en allant vers les populations des villes et des campagnes. Après 1960, celles-ci auront le sentiment d’être embrigadées, privées de libertés fondamentales, soumises à des privations difficiles à comprendre, aucune calamité naturelle ne s’étant abattue sur le pays.
La division du parti entre aile modérée et aile radicale, le triomphe de l’aile radicale qui ouvre la voie à l’exercice solitaire du pouvoir par Modibo Keïta, différents abus sont à la base de la désaffection des populations vis-à-vis du pouvoir.
(A suivre) La Rédaction le sursaut | LECOMBAT.FR