jeudi 28 mars 2024
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Tribune: « La criminalisation de l’aide aux migrants crée un malaise dans la démocratie »

 

 

Le jugement en Italie, courant juillet, de Carola Rackete, la jeune capitaine allemande du Sea-Watch 3, ce navire humanitaire qui accosta sans autorisation le 27 juin à Lampedusa avec 42 migrants africains à son bord, ne traduit pas seulement le « pourrissement » de la situation des migrants en Méditerranée. Cette actualité marque la fin d’une époque, celle où l’Italie finançait le Guide libyen pour qu’il se charge de tarir ces flux.

Cette escaladepose aussi la question du gouvernement souverain de l’immigration irrégulière. La criminalisation de l’aide aux migrants en détresse montre à quel point, en contournant la société civile et ses différents réseaux (associations, ONG, syndicats, etc.), l’Etat désire le monopole sur la décision concernant ces migrants. Ce qui crée un malaise dans la démocratie.

« Opportunités d’affaires »

La Libye et l’Italie sont désormais le principal axe de la détresse des rafiots de migrants en Méditerranée. Il y a quelques années encore, tous les pays de la rive Sud étaient concernés. Ce rétrécissement ne se justifie pas uniquement par la décomposition de la Libye post-Kadhafi, où, en l’absence d’une police des frontières efficace, migrants et surtout passeurs et transporteurs misent sur plus d’« opportunités d’affaires ». Dès l’ouverture du processus de Barcelone (1992), la politique sécuritaire proactive européenne a consisté à inscrire le contrôle des frontières de la Méditerranée Sud au compte des conditionnalités de l’aide au développement. A coups de conventions, d’accords persuasifs et d’aide aux polices nationales aux frontières dans les pays méditerranéens de la rive Sud, l’Europe a fait ingurgiter ses normes et a implanté ses dispositifs sécuritaires dans l’espace et dans la tête des pouvoirs. Ces Etats ont été happés par l’Europe sécuritaire. La fermeture des couloirs de la traversée est une maturation de ces dispositifs imposés par l’Europe au sud de la Méditerranée.

Le cas de la Libye reste spécial : la coopération avec ce pays d’Afrique du Nord a été pendant longtemps une « affaire » italienne. Jusqu’à la chute du Guide libyen en 2012, le gouvernement italien avait sous-traité le confinement des migrations vers l’Italie à Kadhafi, alors en quête de normalisation internationale depuis son implication dans les attentats de Lockerbie (21 décembre 1988). Selon Jean-François Bayart, Kadhafi et ses réseaux au sein de l’armée organisaient la traversée et l’exploitation économique des migrants dans des conditions contestables. Les militaires n’hésitaient pas à ramener et à abandonner dans le désert aux frontières du Niger des migrants africains incapables de payer les 1 500 euros requis pour la traversée vers l’Italie. En dehors d’une tempête diplomatique provoquée en 2010 par la junte militaire au pouvoir à Niamey, qui menaçait des contrats de téléphonie mobile avec la Libye pour protester contre la mort d’une centaine de migrants abandonnés dans le désert nigérien par le pouvoir libyen, cette tragédie des migrants africains torturés et éconduits de la décennie 2000-2010 et au-delà s’est gérée sans grand bruit.

Gardes-chiourmes

La chute de Kadhafi a permis aux réseaux existants de l’économie de passage de se densifier et de se refermer sur eux-mêmes, exploitant quelques fois les migrants pour le compte de divers potentats locaux. Sous Kadhafi, les migrants africains étaient de simples « combustibles » de l’économie de main-d’œuvre, travaillant pour des salaires minables afin de financer la suite de leur voyage ou le retour au pays pour certains.

Après Kadhafi, ils sont devenus de véritables « êtres-matière » ouvertement vendus et mis en esclavage. Et l’Union européenne n’est pas forcément contre : dans cet Etat failli, elle a signé des accords avec des milices sélectionnées parmi la mosaïque des groupes rivaux et militarisés qui se partagent le contrôle du pays. Certes, ces accords ont de bons résultats comptables : sur les cinq premiers mois de 2019, seulement 1 100 migrants en provenance de Libye ont pu arriver par mer à Malte et en Italie. En comparaison, 650 000 migrants étaient arrivés sur les mêmes destinations par ce circuit ces cinq dernières années.

Il n’empêche que, dans la Libye d’aujourd’hui, ces migrants sont des humains « superflus ». Des forces de sécurité utilisent les moyens aériens pour détruire des camps de migrants, ordonnant aux gardes-chiourmes de tirer sur ceux d’entre eux qui fuient les bombardements. Ces migrants sont ainsi dépouillés de tout, même du droit de refuser de mourir. L’Union européenne a donc franchi un cap dans le cynisme en s’alliant les services de bourreaux de migrants.

Refus d’humanité

Si, au Sud de la Méditerranée, la Libye est devenue le symbole du refus d’humanité à la personne migrante, l’escalade qui se joue au Nord de la Méditerranée entre les ONG d’assistance aux migrants et Rome marque aussi la limite objective de la vocation autoritaire du gouvernement de l’immigration irrégulière, construite dans les arcanes de la bureaucratie européenne en lieu et place d’une politique migratoire commune et humaniste toujours attendue, et importée depuis une quinzaine d’années aux gouvernements nord-africains. Le cas Carola Rackete montre que cette option autoritaire ne fonctionne pas toujours et que l’exercice du droit universel de migrer persiste, l’engagement civique pour sa protection aussi. Quitte à affronter la police et à braver l’interdit.

Mais, derrière ce nouveau round de la confrontation Etat contre militants des droits humains, un drame silencieux se joue au sein des démocraties libérales. En effet, depuis les années 1970 et l’éveil des intellectuels avant-gardistes comme Michel Foucault et Jean-Paul Sartre, l’enjeu de cette confrontation a toujours été de défendre la société et les faibles contre le pouvoir d’Etat. L’influence d’un tel positionnement a permis de faire vivre un dialogue social informel toujours au rendez-vous des changements démocratiques de majorité. Le drame ? S’il est vrai que, sous une forme ou sous une autre, ce positionnement persiste aujourd’hui, il n’est pas sûr que, face à la violence des pouvoirs d’Etat, la société civile critique demeure en capacité de continuer à participer à la décision sur l’immigration « irrégulière » et ainsi impacter le processus démocratique de la gestion des flux migratoires.

Or on sait ce que la cause des sans-papiers doit à la société civile critique. En effet, en France, les origines de ce dialogue social informel sur les sans-papiers remontent aux années 1970, avec la création et l’action des premières associations professionnalisées et entièrement dédiées au soutien des immigrés. Le Groupe d’information et de soutien aux travailleurs immigrés (Gisti) créé en 1972 reste l’un des porte-drapeaux de cette vague associative. D’orientation juridique, l’appui du Gisti a permis d’améliorer la jurisprudence et les droits sociaux des sans-papiers et des immigrés en général, accompagnant le gouvernement ou lui faisant notamment acter des droits nouveaux comme la régularisation par le travail, le regroupement familial et l’accès aux logements sociaux.

Mettre au pas

L’âge d’or du partenariat social entre l’Etat et la société civile sur les sans-papiers s’ouvre sans doute en 1981 avec l’arrivée au pouvoir de la gauche. Dès cette année, ce dialogue social informel a conduit à plus de deux décennies de régularisations massives lorsque la gauche était au pouvoir. Il a déteint sur la pratique de la droite de gouvernement qui, conservatrice, a rejeté ces régularisations « de masse », leur préférant le « cas par cas ». Depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy en 2007, cette approche au « cas par cas » s’est imposée comme la nouvelle norme transpartisane du gouvernement de l’immigration irrégulière, confirmant la droitisation des pouvoirs sur l’immigration clandestine, mais conduisant chaque année à environ 30 000 régularisations « au fil de l’eau ».

L’expertise des partenaires sociaux de fait comme la Cimade, France Terre d’Asile, Emmaüs, etc., a influencé aussi bien la rédaction des circulaires encadrant ces régularisations que l’aide des mouvements associatifs aux candidats à la régularisation. En Italie, en Belgique et en Espagne, cet apport des partenaires sociaux a encouragé la dépolitisation de l’immigration, droite et gauche ayant assuré de grandes campagnes de régularisations jusque au-delà des années 2000.

Les sciences historiques doivent réfléchir ce tournant autoritaire qui, au-delà de détricoter les droits humains des migrants, constitue une sortie de la démocratie. Une sociologie compréhensive des expulsions de sans-papiers doit déconstruire le pouvoir d’Etat, se poser la question du commandement et du maintien en démocratie face au moment actuel où le gouvernement de l’immigration tourne le dos à l’équilibre des pouvoirs, met au pas les acteurs critiques de la société civile et donne plus de place aux experts en expulsions disséminés dans ce réseau d’archipels technobureaucratiques que sont Europol, Frontex, ICMPD, etc.

Ange Bergson Lendja Ngnemzue, docteur en philosophie et sociologue, est spécialiste des migrations internationales. Son ouvrage, Expulser les sans-papiers d’Europe. Sociologie historique des Etats répressifs et nécessité du maintien en démocratie, sortira en septembre aux éditions Karthala.

 

Djibril Coulibaly

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