vendredi 29 mars 2024
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Le « Joola », ce « Titanic sénégalais » sauvé de l’oubli par la littérature

Le naufrage du ferry en 2002, plus meurtrier que celui du transatlantique britannique en 1912, a inspiré un roman à l’écrivain français Adrien Absolu.

C’est un drame oublié. S’il hante les mémoires sénégalaises, le Joola et son naufrage, dans la nuit du 26 au 27 septembre 2002, n’a pas pris dans nos mémoires la même place que d’autres drames, comme celui du Titanic – qui avait fait en 1912 entre 1 490 et 1 520 victimes. Et pourtant, c’est l’une des catastrophes les plus meurtrières de l’histoire de la navigation civile. Au moins 1 863 personnes ont perdu la vie lorsque le ferry qui assurait depuis 1990 la liaison entre Ziguinchor, en Casamance, et Dakar a sombré au large des côtes gambiennes. Il s’est retourné en cinq minutes « comme une calebasse », selon les témoignages de l’époque. Parmi les victimes, des centaines d’étudiants qui s’apprêtaient à faire leur rentrée, beaucoup d’enfants de moins de 5 ans, de nombreuses bana-bana, ces vendeuses ambulantes parties écouler leurs marchandises dans la capitale, et une trentaine d’Européens. C’est leur histoire à tous, leur mémoire, que l’écrivain français Adrien Absolu a eu envie de romancer avec Les Disparus du Joola.

Un jour de 2016, après l’annulation de son vol pour Dakar, l’écrivain, qui travaille à l’Agence française de développement (AFD), se trouve coincé à Ziguinchor après l’annulation de son vol pour Dakar. Là, pour tuer le temps il déambule au hasard, et se retrouve devant un mémorial. Au cœur d’un petit jardin envahi par la végétation, il est face à 1 863 morceaux de mosaïques en hommage aux 1 863 victimes du naufrage. Interloqué, il se demande bien comment cette information a pu lui échapper. De fil en aiguille, il se souvient que le 26 septembre 2002, il était au Brésil, bien loin de l’actualité africaine. Il constate alors le peu d’ouvrages qui ont été consacrés au sujet et en déduis qu’un livre reste à écrire. Outre le documentaire d’Alain Delvalpo et Jean-Philippe Navarre, « Souvenons du Joola » ou le roman Les Veilleurs de Sangomar, de Fatou Diome (Albin Michel, 2019), l’histoire n’a pas beaucoup inspiré les artistes.

Extrême lenteur des secours

Un deuxième signe achève de convaincre le romancier qu’il doit s’y pencher lorsque, à la boulangerie de Saint-Martin-du-Puy, dans le Morvan où il vient d’acheter une maison, son regard s’arrête sur une bougie en hommage aux disparus du Joola. La femme qui le sert est Hélène Peroni. Son fils, Dominique, qui avait 20 ans en 2002 n’est jamais rentré de son voyage. Un peu plus tard, il lui écrit pour qu’elle l’autorise à raconter la vie de Dominique dans son livre. « Elle a accepté, et m’a envoyé toute leur correspondance par mail », se souvient le romancier.

Au fil de leurs échanges se dessine le portrait d’un jeune homme curieux, enthousiaste, doué à l’école – il étudiait la philosophie – et surtout un grand voyageur. Dominique sera l’un des fils rouges du récit, et son histoire prendra corps à côté de celle du bateau. Mais, pour relater l’histoire du ferry, Adrien Absolu multiplie les voyages en Casamance, les entretiens en France et au Sénégal avec les survivants et les proches de victimes engagés dans une association ou une bataille judiciaire, et parfois eux-mêmes auteurs de témoignages comme Nassardine Aidara, Patrice Auvray, à qui il demandera de relire son livre, ou Alain Verschatse.

Surtout, l’écrivain lit quantité d’ouvrages. Romans, documents, poèmes sur le naufrage, mais aussi sur les rites funéraires, l’animisme et la culture du riz en Casamance. Puis il classe ses informations dans des pochettes, en remplit une trentaine, étiquetées : des « Spécifications techniques du Joola » à l’« Histoire politique de la Casamance » en passant par le « Procès ». Une méthode rigoureuse qui a fait ses preuves avec son premier livre, Les Forêts profondes (Lattès, 2016), sur l’épidémie d’Ebola en Guinée. Une façon de travailler qu’il renouvelle pour son prochain récit consacré à la chanteuse cap-verdienne Cesaria Evora.

Ce travail lui permet de saisir tout ce que l’on sait de l’affaire et ce qui reste en suspens. L’état d’insécurité du vaisseau déclassifié en 2000 mais qui continue de naviguer ; l’arrêt des travaux de maintenance par l’armée sénégalaise qui en a pourtant la tutelle ; la surcharge constante du ferry conçu pour transporter 536 passagers ; l’extrême lenteur des secours arrivés sur place à huit heures le lendemain matin alors que le naufrage s’est produit à 23 heures ; les centaines de corps prisonniers de l’épave qui n’a pas encore été renflouée ; et l’absence de verdict en justice, qui empêche le travail de mémoire et de deuil.

« Transiger avec l’éthique »

La documentation est nécessaire au romancier pour déconstruire le drame et révéler les différents agents à l’œuvre dans la marche vers ce sinistre. Car le navire fait les frais du conflit casamançais (il a été confié à l’armée afin de contrôler l’identité des passagers) et sa surcharge en passagers s’explique par la maslaha, cet art de « transiger avec l’éthique élémentaire de prudence », qui s’impose comme une règle de survie. A tout cela s’ajoute l’erreur humaine d’un commandant doté « d’une absence totale de sens marin », selon les experts français auteurs d’un rapport.

Cette accumulation de détails restitue les paysages et l’atmosphère casamançaise au plus près tout en rendant le lecteur omniscient sur la catastrophe qui se noue sous ses yeux. Cela donne du rythme à la narration puisque « chaque question y est abordée dans un registre littéraire différent », ajoute Adrien Absolu, auteur d’un livre qui se veut tour à tour didactique, épique ou tragique. Non dénué d’une certaine poésie aussi, avec les proverbes qui en cadencent le récit, proposant ici ou là une vision quasi animiste du monde.

Ainsi du piroguier venu apporter de la glace à bord du Joola avant son départ, qui coule à pic après que sa tête a heurté le bateau sans qu’on ne retrouve jamais son corps. Ou du poème visionnaire de Dominique que sa mère repêche dans la corbeille de son ordinateur à l’instant où elle allait la vider. Adrien Absolu le reproduit dans sa totalité, nous n’en reprenons que quelques vers. « La mer/torrent salé/funeste élément auquel j’ai tout consacré/tu me détruis/je t’ai tant aimée quand tu me berçais sur tes flots calmes, apaisants/Désormais, alors que gronde le ciel/tu te déchaînes (…) » Et plus loin « Tes entrailles, jamais repues, ont-elles déjà digéré mon navire ?/Tu ne me protèges plus…/Noyé, pensif/je descends ». Autant de visions et de mots qui nous hantent. Et sauvent de l’oubli les disparus du Joola.

Les Disparus du Joola, d’Adrien Absolu, JC Lattès, 250 pages, 19 euros.

Le monde :

Djibril Coulibaly

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